CECI n'est pas EXECUTE 1840

Année 1840 |

1840

François de La Bouillerie à Sophie Swetchine

Samedi 26, 1840

Madame

Vous m'avez permis de me rappeler quelquefois à votre bon souvenir, et je me fais aujourd'hui le reproche d'avoir penché plutôt du côté de la négligence que de importunité. J'ai pour moi, d'avoir passé peu de jour sans beaucoup songer à vous espérant que vos bonnes prières aideraient un peu les pauvres menaces et arriver au ciel, mais je ne m’en confesse pas moins coupable d'avoir ainsi restreint et morcelé la communion des saints, en omettant de leur écrire que c'est une bonne et douce chose pourtant Madame, que de converser avec ceux qui partagent votre espérance et votre foi. Je me suis souvent imaginé quelle devait être la joie des premiers chrétiens, quand ils recevaient une épître des frères de Jérusalem ou de Rome ou d'un pays encore idolâtre et barbare. Comme ils aimaient à relire ces symboles de leur sainte croyance qui se multipliait peu à peu et embrassait l'univers entier. Hélas la bonne nouvelle que portaient ces lettres a été divulguée dans tout le monde. Mais vous savez ce qui est arrivé. Le monde dans ses rapports avec le christianisme a été tout simplement ce qu'on devait s'attendre qu'il fut, parfaitement égoïste sans prétendre du tout renoncer lui-même comme Jésus-Christ l'avait enseigné, eut cependant le gros bon sens de juger que ses intérêts, même matériels, extérieurs et domestiques trouveraient assez leur compte dans certains préceptes de l'Évangile. Et vite il s'est christianisé juste autant que ses intérêts le demandaient. Parce qu'il était urgent qu'une moitié des hommes ne dévorât pas l’autre, il a admis la charité, la philanthropie, la morale évangélique. Parce qu’il a trouvé qu’un édifice pose sur les indissolubles liens de la famille offrirait de bonnes garanties de solidités et de durée, il a consenti au mariage qu’il a civilisé toutefois le plus possible, comme il avait philanthropi [sic] la charité. Enfin, parce qu'il a eu peur qu'on ne se moqua de lui, s'il adorait les 300 000 dieux Romains. Il a franchement adopté l'unité de Dieu quitte à l'adorer plus ou moins, et de là nous est venue la société que nous avons, pour laquelle comme chacun sait le christianisme n'est plus qu'un morceau de vêtement. Mais le jour de la justice devra être celui où suivant la parole de l'évangile le morceau neuf ruinera le vêtement vieux et où le monde tout à coup mis à nu, on jouera peut-être et rougissant de sa nudité songera peut-être à la robe sans couture pour remplacer le lambeau de pourpre de l'homme crucifié. Nous nous faisons illusion, Madame, le monde nous a quitté du jour où il a cru pouvoir se passer de nous, il ne reviendra que lorsqu'il y trouvera son compte. Tant que le déluge ne dépassera pas la plus haute cime des arbres, on aimera mieux grimper, nul ne songera à l'arche tant que nous ne serons pas restés seuls debout, nul ne viendra vous y demander ce qui fait que nous ne retombons pas.

Mais Madame, n'êtes-vous pas frappé comme moi de voir comme peu à peu tout rôle en effet au profit de l’Église, comme peu à peu on ne croit plus à rien, au profit de notre foi comme tous les lieux de la famille et de la morale publique se dissolve au profit de l'union qui est un grand sacrement en Jésus-Christ et en l’Église. Comme on ne veut plus d'aucune autorité civile au profit de l'empire de celui qui règne ici, et dont le trône est bâti sur la pierre. Tout cela est bien capable d'exciter notre courage mais tout cela nous impose des actions de grâce et obligations. Voilà pourquoi nous ne saurions trop unir nos prières et c'est la raison pour laquelle je me recommande tant aux vôtres. Je vous le demande surtout pour l'époque de la semaine sainte où je compte prendre le sous-diaconat. C'est une belle chose que le vœu puisqu'il est l'offrande de la volonté de toute une vie. Mais ce qu'on ne peut s'empêcher d'admirer, c'est que d'une part il effraie la nature humaine et que de l'autre pourtant l'homme ne soit rien ni le monde sans un vœu. N'est-ce pas là le plus vrai et le plus puissant contrebalancement de cette force d'égoïsme qui nous retient sur nous-mêmes. Il me semble que le père Lacordaire dit à ce sujet deux ou trois phrases bien remarquables dans son dernier petit ouvrage.Vous avez sans doute, Madame, des nouvelles de ce cher père qui est presque votre fils et qu'il me tarde tant de revoir. Lorsqu'on veut me faire un compliment on me demande si je ne pense pas à l'aller trouver tout de bon.Mais mon intention jusqu'ici et tout simplement d'exercer le ministère de la Ville de Paris où je suis né. Je n'en fais pas moins des vœux bien sincères pour la réussite de ses projets. Vêtu de noir pendant qu'il sera vêtu de blanc, nous ne différerons pourtant jamais du noir au blanc il s'en faut car tous deux nous prêcherons la même vérité avec une toge circumamicta varietatibus1. Le père Lacordaire travaille m'a-t-on dit à une vie de saint Dominique. Ce sera un manifeste qui, je suis persuadé, sera une suite digne du premier. Puis-je trouver que cela respire je ne sais quel parfum d'aristocratie chrétienne, de commencer par se vanter devant le monde des vertus et de l'héroïsme de. ses pères. On a beau dire noblesse oblige.

Je ne doute pas que vous n'ayez approuvé notre projet commun à Alfred [de Falloux] et à moi qui consiste en ce que lui, Alfred, écrive la vie de saint Pie V2. C'est une belle chose d'avoir été choisi de Dieu pour être le pouvoir exécutif de la grande loi morale du concile de Trente et d'être resté le dernier vainqueur sur le champ de bataille des Croisades. Puis l’Église gallicane sera bien aise d'apprendre qu'elle a substitué son bréviaire, à celui que l’Église de Rome avait reçu d’un saint. Dans la lettre beaucoup trop aimable que vous avez eu la bonté de m'écrire, vous vouliez bien me demander quelques détails sur mes études. Je m'occupe presque exclusivement de théologie car je me convaincs tous les jours davantage de la nécessité, et en même temps de l'exactitude mathématique de cette science. Véritablement on ne peut s'empêcher d'être triste en voyant comme il est peu connu de tous ceux qui se mêlent aujourd'hui d'écrire et de parler religion. Quand on a fait deux ou trois belles phrases sur le verbe on s'imagine que la vraie lumière a enfin été faite dans le monde, et on n'en est pourtant bien souvent à se dire Fiat lux. Heureusement que les théologiens distinguent l'hérésie formelle de l'hérésie matérielle. Autrement nous serions tous mathématisés de droit. Je m'occupe aussi de la langue hébraïque et le plus que je le puis de l'écriture Sainte. Sur l'écriture Sainte, comme je voudrais vous dire à quel point elle fait mes délices, combien elle a été pour moi le mot de l'énigme universelle. Les pères en me l’expliquant m’ont enfin appris ce que c'était que ce monde matériel que je voyais sans le voir depuis bientôt trente années. J'ai appris ce que c'était que le soleil, la lune, les étoiles, et tout le firmament, et je dirais presque aujourd'hui comme Salomon que je sais tout depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Comme vous comprenez le sens dans lequel je le dis je n'ai pas besoin de vous expliquer mes paroles. Adieu donc Madame, Alfred qui suivra cette lettre de peu jours vous dira bien des fois j'espère combien ce que je voudrais placer à la fin de cette lettre de sentiments tendres et respectueux pour vous, existe au fond de mon cœur.

François de la Bouillerie

1Dans les vertus intérieures de l’âme.

2Alfred de Falloux était alors en train de préparer une biographie du pape de l’Inquisition qui paraîtra en 1844, Histoire de Saint Pie V, pape de l'Ordre des frères prêcheurs, 2 vols., Paris, Sagnier et Bray, 1844.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «1840», correspondance-falloux [En ligne], Monarchie de Juillet, Années 1837-1848, Année 1840, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES,mis à jour le : 25/05/2022