CECI n'est pas EXECUTE 15 décembre 1840

Année 1840 |

15 décembre 1840

François de La Bouillerie à Sophie Swetchine

15 décembre 1840

Madame,

Vous ne serez point surprise qu'en arrivant à Rome, une de mes premières pensées ait été de vous remercier de l'aimable accueil que vous avez bien voulu me faire à Paris. Je vous assure que c'est du fond du cœur que je voudrais vous en témoigner toute ma reconnaissance. Mais savez-vous ce qui m'effraie un peu, c'est que plus je me reporte au souvenir de ces mille bontés, plus je m'imagine qu'elles s'adressaient surtout comme encouragement à l'avenir que votre amitié me <mot illisible> et je n'ai rien pour vous remercier qu'un présent pauvre et bien stérile. Ce présent c'est une vie d'écolier. Voilà tout. J'ai donc repris mes occupations, mes travaux. Je me suis remis à l'étude de cette belle science théologique, que nous sommes si heureux nous autres, de pouvoir approfondir, puisqu'en définitive ce côté-là est le seul où il nous soit permis en ce monde d'aller un peu loin à l'encontre de l'éternelle vérité. Sans doute sur cette voie, se trouvent des mystères : mais peut-il en être autrement ? Pour moi, j'aime les mystères de passion, j'en conviens. Je trouve qu'en général on ne leur fait point assez la glorieuse part qui leur revient dans l'ordre intellectuel. On dit trop qu'ils heurtent la raison, et on ne dit point assez qu'ils l'agrandissent et l'élèvent, en l'initiant à des connaissances qu'elle n'atteindrait jamais d'elle-même. On répète trop que c'est un grand malheur de ne pas comprendre davantage ; et on ne dit pas assez que c'est un grand bonheur d'avoir pu apprendre et de savoir à défaut de comprendre. La raison est infirme qui en doute? Eh bien quand elle serait plus forte, le mystère serait un peu plus loin, voilà tout. Quelques marches de plus ou de moins nous ne monterons jamais assez haut. Laissons plutôt la vérité descendre. De nous-mêmes nous savons peu de choses, mais ce qui est immense, c'est que nous comprenons à merveille qu'il est impossible que créés comme nous sommes nous ne sachions pas beaucoup. Reste donc qu'un autre que nous supplée à notre ignorance. Pour moi je l'avoue si notre religion ne nous prêchait aucun mystère, j'aurais grand-peine à ne lui en pas vouloir de son silence à notre égard. Car je serais assuré d'avance qu'elle ne nous dirait plus tout ce qu'elle sait... Vous le voyez, madame, j'aime les mystères parce que et non pas quoi que !

En vous parlant ainsi vite et vite de la reprise de mes études, je m'aperçois que j'ai fait un peu comme certains écoliers qui prennent leurs livres, quand le maître arrive. J'ai tenu à me donner à vos yeux un grand air de diligence, et vraiment bien plutôt mérité des férules pour le retard que j'ai mis à revenir à l'école. Imaginez que j'ai employé un grand mois à mon retour de Paris à Rome ; si bien que de compte fait je ne me suis retrouvé ici qu'après quatre mois d'absence. Ce mois de voyage sera passé, comme vous savez, Madame à faire une pointe jusqu'au Tyrol : mon but était de rendre visite à ces deux merveilleuses filles que notre seigneur a dotées de grâces si particulières et dont vous avez déjà tous entendu parler.. j'ai trouvé, je ne crains pas de le dire, plus encore que je n'avais imaginé. La bonne Marie de Noël continue paisiblement la vie d'extase qu'elle mène depuis dix ans. Je n'avais jamais vu le paradis de si près : car après tout je le voyais de seconde main. Le confesseur qui la dirige, homme aussi pieux que prudent voulut bien nous introduire auprès d'elles, mes compagnons de voyage et moi. Sur une simple parole prononcée par le bon religieux, elle interrompit l'extase au milieu de laquelle nous l'avions trouvé. Alors nous lui adressâmes quelques paroles. Nous nous recommandâmes à ses prières, mais son âme était impatiente, et bien vite elle nous échappa pour revoler dans le sein de son céleste époux. Son état naturel et constant, c'est d'être ainsi ravie en Dieu. C'est de ne plus rien voir de toutes nos misères, c'est de ne plus rien entendre de tous nos bruits de ce monde. Mais mon Dieu pourquoi faut-il donc qu'être ainsi, cela s'appelle un miracle. Ne sommes-nous pas plus extraordinaires, nous qui avec notre raison et notre cœur, ne savons penser que des niaiseries, et aimer que des choses basses. En quittant Marie de Noël je me disais :le prodige, décidément ce sont les autres. Ce n'est pas elle. De Caldero, nous nous dirigeâmes, à travers les plus belles et les plus pittoresques montagnes du monde, vers le petit village de Capriana. Là, dans une misérable cabane de nous trouvâmes étendue sur son lit de souffrance la pauvre et heureuse créature que notre seigneur a voulu choisir pour la marquer de ses glorieuses stigmates : les plaies de ses pieds et de ses mains, sont la largeur de plus d'un franc, et sa tête est couronnée de cinquante trous d’épine. Quand vient le vendredi ces plaies s’ouvrent et le sang coule en abondance. Tout son visage est inondé…

Monsieur de Cazalés qui a vu, lui aussi, cette admirable personne appelait cela, un très gros miracle. Celle-ci se nomme Domina Harhari. Elle est fille d'un pauvre meunier. Mais son père et sa mère sont morts, en elle n'est plus soignée que par sa vieille grand-mère, qui vit elle-même dans la misère la plus noire. Maintenant elle est âgée de 24 ans. Depuis qu'elle a reçu les stigmates, Elle n'a pas cessé un moment de souffrir la nuit comme le jour. Le vendredi surtout, ces douleurs sont intolérables. Voilà, au vu de tous les habitants du pays, plus de cinq ans qu'elle n'a dormi, ni mangé ni plus. Je ne saurais vous dire combien de charmantes légendes se débitent déjà autour de cette pauvre fille que le peuple vénère comme une sainte, et que dans son langage admirablement chrétien, il n'appelle jamais au milieu des cruelles souffrances qu'elle endure que le Beata. Il y aurait beaucoup à dire sur ce nouveau phénomène des stigmates qui continuent depuis si longtemps dans l’Église, ce qui semble plutôt se multiplier de nos jours. Je me souviens que récitant l'office des stigmates de Saint-François je fus frappé de l'oraison qui commençait ainsi : O Dieu, qui, lorsque ce monde commençait à se refroidir avait voulu imprimer sur un être vivant les glorieux signes de votre passion, et bien je crois qu'on pourrait remarquer que depuis ce grand saint les stigmates sont restés dans l’Église, comme un précieux gage en sorte que depuis lors le monde a toujours pu contempler quelque part un crucifix vivant. Oh quelle intéressante histoire pourrait être celle de ce crucifix qui fut tour à tour un Saint-François-d'Assise, une Sainte-Catherine de Sienne, une Sainte Rose de Lima, un Saint-Joseph de Copertin, une Sainte Thérèse, Et plus près de nous la sœur Marie des cinq plaies béatifiées dernièrement, et qui est enfin aujourd'hui cette pauvre Fille du Tyrol. Au total j'ai mille fois remercié le seigneur de m'avoir fait connaître ces deux merveilleux phénomènes de la grâce ; l'oraison et la souffrance chéris jusqu'au miracle. Je vous ai quelquefois entendu dire, madame, que le miracle en ce monde était plus fréquent qu'on ne le pensait. Je crois d'abord que cela est très vrai en faite. Mais surtout je crois que cela doit être nécessairement vrai, à considérer le miracle comme faisant parti de l'ensemble du système catholique. Voulez-vous que je vous dise ce que je pense à ce sujet ? Vraiment comme je vous ménage peu. Confidences d'esprit, confidences de cœur vous savez tout ! Faiblesses ici et là, n'est-ce pas. Mais à quoi serviraient les forts, s'il n'y avait pas des faibles. Qu'est-ce que le miracle donc, sinon une preuve sensible des vérités spirituelles. Faut-il que les vérités le prouvent par le témoignage des sens ? Oui sans doute. Pourquoi ? Oh Voyez madame il y a trois choses qui me semblent se tenir admirablement entre elles. La visibilité de l’Église, la matière des sacrements. Le phénomène des miracles. Là quelque part, soyez assurée que se trouve le mot de la grande énigme, le lien mystérieux entre les deux mondes visibles et invisibles, matériels et immatériels vous savez que nous sommes bien convenus que pour arriver ici-bas à la connaissance de la vérité, il fallait nécessairement faire deux choses 1° Admettre séparément l'existence de deux termes extrêmes 2° Reconnaître quelque part, un lien qui unit ces deux extrêmes, les rapproche, les assimile et ramène enfin par la même la variété à l'unité. L'unité par rapport à nous c'est le lien, voilà le grand principe. Ainsi dans l'homme il y a deux termes, l'âme et le corps. Quelle sera la vraie philosophie ? Celle qu'il montrera ces deux parties de nous même tellement indispensable alors qu'on ne les puisse pas les concevoir, l'une sans l'autre. Toute autre philosophie arrivera à nier le corps ou l'âme. Elle sera fausse. De même il y a deux mondes, en monde extérieur et sensible; un monde spirituel et immatériel. Quelle sera la vraie religion ? Celle qui se posera comme un lien entre toutes les deux ; qui empruntera à celui-ci, et empruntera à celui-là, qui montrera enfin les rapports nécessaires qui les lient. Car il est dit qu'au commencement, Dieu, du même mot créa le ciel et la terre. Je me méfie des analogies parce qu'elles sont souvent plus ingénieuses que vraie. Cependant vous savez que les anciens ont eu l'idée que l'homme était à lui seul un petit monde ; et je soupçonnerais même Dieu d'avoir eu cette idée avant les anciens. Aussi ne puis-je résister à faire ce rapprochement qui me frappe. Voyez, madame à quels résultats admirablement catholiques, nous pouvons naturellement arriver. Dans l'homme nous voyons le corps visible, attester la présence de l’âme invisibles. Donc, dans le monde il faudra aussi qu’une certaine portion de société visible soit chargée d'être l'interprète et la représentante du monde invisible. Visibilité de l’Église. L'homme n'a pas seulement un corps. Il est entouré d'objets extérieurs qui sont pour lui des symboles d'objets spirituels, et qui aident la pensée à jaillir de son intelligence. Donc aussi dans le monde, certains objets matériels devront signifier la plus immatérielle des choses, la grâce et concourront à la produire. Matière des sacrements. Enfin l'homme a des sens, et sa foi instinctive lui est à certains égards un moyen d'atteindre à la vérité. Eh Bien dans le monde il y aura aussi des motifs de croire aux vérités spirituelles tirées du Témoignage des sens. Phénomène des miracles. Mon Dieu, mon Dieu, ne suis-je pas fou de vous écrire tout cela ? Mais je vous l'ai dit plus haut. Tout ce que j'ai dans la tête et dans le cœur, il faut absolument que cela retombe sur votre cœur et sur votre esprit. Prenez courage, vous n'êtes point à bout de vos peines, car je ne suis à bout ni de rêveries ni de désirs. Maintenant, parlons d'autre chose. Vous savez que le père Lacordaire est parti de Rome le lendemain de mon arrivée. J'en ai été instinctivement triste, et pourtant je conçois très bien le motif de son voyage. Ensuite, j'ai beaucoup pensé à votre joie de le revoir. Dites-lui combien mes vœux sincères l'accompagnent... Vous me donnerez des nouvelles de son séjour n'est-ce pas. Il m'a promis lui-même de m'écrire. Vous me direz ce qu'on fera de lui et des siens. Mes pauvres yeux se tournent incessamment de ce côté comme sans le vouloir, heureusement que le Bon Dieu accorde deux ans au moins à mon indécision. Cela doit suffire même à une nature timide et heureuse comme la mienne. Timide surtout et peureuse, vis-à-vis des autres. Car vis-à-vis de moi-même, je me crois très hardi. Les objections à moi ne sont presque jamais rien ; mais les objections des autres me . Il faut que je réponde à toutes, avant même qu’on les ai proposées car j'ai remarqué une chose, c'était que la timidité empêche surtout de dire beaucoup plus que de faire. A vous qui ne me faites point peur, madame, je ne vous ai pas caché mes désirs d'une vie plus parfaite. Jésus-Christ pour nous conduire au ciel, nous a donné deux sortes d'enseignements, des préceptes et des conseils. Mais il a donné des préceptes en maître, et ses conseils en ami ; je voudrais suivre les conseils. Quant à l'œuvre du bon père Lacordaire, il me semble que Notre seigneur la devrait bénir. Certes dans l'ordre dont il a pris l'habit, il y a de grandes réformes à faire. Mais une réforme d'ordre cela me paraît être une excellente chance pour le bien, puisque c'est inscrit tout d'un coup les deux meilleures conditions de la vie religieuse. Une règle ancienne, et une discipline nouvelle.

Adieu, Madame, il me reste à vous demander pardon d'une aussi longue lettre. Avec vous je causerais toute l’éternité dis-je. Oh J'espère bien causer avec vous pendant toute une éternité. Mais sur la terre on se sépare et on ne se dit plus rien. Adieu encore, ne m'oubliez pas dans vos bonnes prières.

François de la Bouillerie1

1La Bouillerie, François, Roullet de (1810-1882). Évêque de Carcassonne depuis 1855, Mgr de La Bouillerie s'était lié à Falloux lors d'un voyage qu'ils avaient effectués ensemble en Allemagne, en Russie et en Pologne en 1836, soit deux ans avant qu'il ne se décide à entrer dans la prêtrise. L'entente entre les deux hommes s'étaient néanmoins détérioré progressivement et définitivement après 1848. Ne partageant pas le libéralisme catholique de Falloux, l'abbé deviendra un allié de L'Univers et du catholicisme intransigeant. Peu après il vint se mettre à la disposition de l'archevêque de Paris, Mgr Affre, qui en fit son vicaire général titulaire et le nomma archidiacre de Sainte-Geneviève. Il conserva sa place auprès de Mgr Sibour, le successeur de Mgr Affre à l'archevêché de Paris. Il fut nommé évêque de Carcassonne, le 6 février 1855. Le 16 décembre 1872, il deviendra coadjuteur du cardinal Donnet, archevêque de Bordeaux, avec le titre d'archevêque de Perga. Ultramontain, il sera l'un des partisans les plus ardents du dogme de l'infaillibilité pontificale.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «15 décembre 1840», correspondance-falloux [En ligne], Années 1837-1848, Monarchie de Juillet, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1840,mis à jour le : 29/05/2022