Année 1842 |
13 mai 1842
François Kellerman à Alfred de Falloux
Paris, le 13 mai 1842
Je suis bien heureux, mon cher comte, des nouvelles que vous me donnez de Segrè et de celles qui vous touchent comme père de famille et de celles qui vous intéressent comme royaliste. Nos bons amis de l'Anjou font preuve d'intelligence et de dévouement en s'occupant sérieusement des élections prochaines ; jamais peut-être l'intervention des légitimistes dans les luttes électorales n'a été plus nécessaire. S'il restait quelques doutes dans leur esprit à ce sujet ils n'auraient qu'à jeter les yeux sur M. de Villele1. Il n'y a pas de jours que cet homme d'État ne s'occupe des élections qui se préparent autour de lui ; il suscite partout des candidats légitimistes, il veut que nous levions notre drapeau dans la plupart des collèges. La Gazette de France va sans doute au-delà de sa pensée, quand elle met sous sa responsabilité les doctrines qu'elle prêche chaque jour ; il est certain que M. de Villèle n'accepte pas la ligne de la Gazette dans toutes ses variations ; mais ce qu'il entend comme elle, comme nous, c'est la nécessité de lutter contre le désordre moral et matériel avec les seules armes que la légalité nous a laissées, c'est-à-dire avec le secours de la presse comme avec celui de l'action électorale. On s'est trompé souvent sur la manière de voir de M. de Villèle, mais j'ai eu trop souvent l'occasion de m'entretenir avec lui pour n'avoir pas compris toute sa pensée. Je me souviens qu'il me disait au mois de novembre dernier : « Le gouvernement est à bout de moyens légaux, la France est au pillage, la chambre qui a consacré toutes ces iniquités expire, il importe de modifier l'esprit de celle qui va venir, sous peine de retomber pour cinq ans dans le désordre où nous sommes. La chambre nouvelle est donc appelée à influer sur les destinées du pays. Dans cette situation les royalistes manqueraient à leur devoir s'il ne comprenaient pas qu'à la veille d'une crise ils doivent s'entendre, se concerter, se tenir prêt à agir, à faire des sacrifices pour sauver les intérêts du pays ». C'est au milieu de ma note sur mon voyage à Toulouse que je retrouve ces paroles recueillies pour ainsi dire sous la dictée de M. de Villèle, et je crois qu'elles sont assez formelles sur la nécessité de concourir à l'action électorale. Quant au rôle que nous devons y jouer, M. de Villèle s'est expliqué avec nous depuis, et son opinion est la nôtre. En allant aux élections les royalistes doivent avoir pour but de nommer un candidat royaliste. Ils doivent donc partout où ils ont quelque chance se réunir autour d'un candidat qui représente franchement leurs opinions, soutenir ce candidat au premier tour et quelquefois au second suivant les localités; ils doivent aussi soutenir un candidat indépendant quand ils n'auront aucun espoir de faire passer le leur, et quand ils pourront honorablement donner leurs suffrages à un homme d'une opinion sincèrement nationale et d'un caractère estimable.
Voilà, mon cher comte, toute notre politique, toute celle de M. de Villèle, et j'espère qu'elle sera manifestée à nos amis de province, non dans une déclaration publique, mais dans des lettres adressées à tous les comités royalistes. Vous recevrez à Segré comme ailleurs, des communications à ce sujet ; mais je n’ai pas voulu attendre le moment où elles seront expédiées, puisque vous désiriez avoir promptement ma réponse.
Je ne veux pas terminer cette lettre sans vous exprimer mes vœux les plus sincères pour le succès de vos efforts ; vous savez combien nous désirons tous votre présence à la chambre, et combien nous comptons sur votre dévouement. Puissent les élections de Segré ne pas tromper nos espérances à tous et en particulier celles de votre bien dévoué.
Le duc de Valmy
Kellerman
1Villèle, Joseph de, comte (1773-1854), homme politique. Député de la Chambre introuvable, ministre des Finances en 1821, président du Conseil jusqu'en 1828.
