CECI n'est pas EXECUTE 9 octobre 1847

Année 1847 |

9 octobre 1847

M. Gueriff à Alfred de Falloux

Saintes ce 9 octobre 1847

Je reçois ici la lettre que vous avez fait l’honneur de m’écrire le 17 du mois dernier. Déjà vous aviez écrit, pour le même objet à Monsieur Babinet mais lorsqu’il m’en parlât, j’étais au moment de mon départ ; et déjà, je ne me suis pas retrouvé en compagnie de mon livre. Aussitôt après mon retour, qui désormais ne saurait tarder, je m’empresserai de recueillir et de vous transmettre tout ce que j’ai pu remarquer sur les effets de la révocation de l’édit de Nantes à l’égard de la liberté d’enseignement. Ne craignez pas, Monsieur, de vous rendre importun par de pareilles demandes. Elle éprouve un zèle et un dévouement que tous les catholiques doivent admirer ; et je serais heureux, en particulier, de pouvoir fournir à un combattant tel que vous la moindre des armes qu’il se propose d’employer contre la tyrannie toujours croissante du monopole universitaire. Puisse le succès répondre à la justice et à la sainteté de la cause ! S’il m’était donné de voir une pareille délivrance, je dirais avec bien de la joie mon . Vous avez raison de vouloir attaquer par l’histoire, cette monstrueuse institution. Nos adversaires, je devrais dire nos ennemis devenus tout à coup partisans fanatiques de l’ancien régime qu’ils se glorifiaient d’avoir s’épuise en efforts pour nous persuader que l’Université a ses racines dans le passé, dont elle n’est que la continuation. Quand cela serait, elle n’en vaudrait pas mieux : car une société nouvelle, des mœurs nouvelles,

des droits nouveaux, exigent évidemment d’autres garanties que les lois du pouvoir absolu. Mais je ne connais pas de mensonge historique plus audacieux que celui-là. J’ai donné dernièrement à Monsieur de Curzon une lettre de Pline le jeune, qui prouve que même sous le gouvernement despotique des empereurs romains on ne contestait point aux pères de famille le droit de choisir les maîtres de leurs enfants. Je voulais vous envoyer le numéro de l’Abeille où cette lettre a été insérée. Mais l’Univers l’a reproduite ; et vous l’y avez sans doute remarqué. Quant à la France, elle avait 22 universités indépendantes les unes des autres, des collèges particuliers indépendant des universités, des congrégations enseignantes, qui répandaient gratuitement l’instruction jusque dans les plus petites bourgades (témoin ce collège de jésuites, ou Marmontel raconte qu’il fit toutes ses études, et où il ne coûta que 24 Fr. par an à sa famille) ; enfin des petites écoles placées exclusivement sous la direction des évêques. Voilà ce qu’on ose comparer au système oppresseur qui soumet à une volonté unique jusqu’aux asiles de la première enfance, qu’on a décoré du titre d’école, afin de pouvoir s’en emparer ! Est-ce de bonne foi que nos adversaires nous opposent l’ancien régime ? Je ne sais. L’ignorance est la compagne la plus ordinaire des passions antireligieuses. Mais, d’un autre côté les faits sont si éclatants ! M. Troplong1, qui a publié un long mémoire en faveur des monopoles, cite, à la fin, un édit de Louis XV (février 1763) portant règlement pour les collèges qui ne dépendent pas de l’université, comment n’a-t-il pas vu que ce seul intitulé renversait tous ses raisonnements ? Ce que nous demandons, c’est précisément qu’il y ait des collèges qui ne dépendent pas de l’Université ; et c’est aussi ce qu’on nous refuse. L’histoire est donc pour nous ? Et nous serions bien heureux si les nouveaux défenseurs de l’ancien régime, en ce qui tient à l’enseignement, consentaient à nous le rendre.

Mais il sera difficile de les réduire à s’avouer vaincu sur ce point : ou ils nieront les faits, ou ils nous en opposeront d’autres arrangés et tronqués à leur usage : et comme les savants n’abondent pas dans la chambre, ils auront toujours le dernier mot. Il faudrait donc, en même temps et surtout, les attaquer dans le présent ; et jusqu’ici on l’a mal fait, à mon avis, soit à la tribune, soit dans les journaux. Vous connaissez ces aveux universitaires : nous instruisons, mais n’élevons pas ; nous donnons l’instruction, mais nous ne donnons pas l’éducation. L’université se cramponne à la première partie de ces deux propositions. Lisez les rapports de Monsieur le duc de Broglie2, de M. Thiers, et même de ce pauvre Monsieur Ladière ; c’est toujours le même refrain : l’université est la mère des fortes études ; sans elle, sans son entière surveillance, le niveau des études baisserait ; la gloire littéraire et scientifique de la France y est intéressé etc. etc. De là la nécessité des grades, des certificats d’études etc. etc. Les amis de la liberté ont passé condamnation beaucoup trop facilement sur ce point content de prouver à l’université qu’elle ne pouvait former le cœur, ils ne lui ont pas contesté le mérite de cultiver l’esprit. Cette erreur le régime de l’université est au mystère : ces écoles ne sont surveillées que par elle-même : elle seul sait exactement ce qui s’y passe : aucun œil professeur n(y pénètre : on était donc obligé de la croire sur parole. Aujourd’hui, il n’en est pas tout à fait ainsi : on ne sait pas encore tout : mais on n’en sait assez pour pouvoir affirmer sans craindre d’être démenti, que la force des études universitaires n’est qu’une fable ; et que l’Université ne donne pas plus d’instruction que l’éducation. Voilà ce qu’il faut lui reprocher, en face, à la tribu, afin que toute la France l’entende. Soyez bien persuadés, Monsieur que ce sera l’attaquer par son endroit le plus sensible. Vous trouverez des armes toutes forgées pour ce combat dans les rapports de quelque doyen de la faculté des lettres sur les examens du baccalauréat. Je vous signale particulièrement parce que j’ai les ai lus, ceux du doyen de la faculté des lettres de Caen, pour les années 1844, 1845 et 1846, celui de Rennes, pour 1846, celui de Poitiers, pour la même année. Ce dernier n’a été imprimé que dans un journal de la ville : je vous l’enverrai, si vous le désirez. La presse a eu grand tort de négliger ces précieux documents : voyez je m’en réjouirais, si vous voulez bien vous charger de leur donner une plus grande publicité. Quelques idées que vous puissiez en prendre, d’après ce que je viens d’en dire, j’ose affirmer que vous serez étonnés de ce qu’ils contiennent. Quant au rapport de 1847, qui devrait paraître au mois de novembre, je crains qu’il ne nous manque complètement. À la veille d’une lettre qui peut être définitive, l’Université aura sans doute défendu au doyen de publier leurs rapports, ou bien elle leur aura ordonné d’adoucir leurs critiques. Ils sont révocables, et par conséquent obligé d’obéir. Mais il est évident que les études ne changent pas d’une année à l’autre. Cette faiblesse des études a plusieurs causes. La première c’est ce défaut d’éducation, qu’avoue l’Université. L’enfant qui n’est pas bien élevé n’a pas le sentiment du devoir ; il n’aime pas le travail ; il ne s’impose pas des efforts pénibles pour tirer tout le parti possible de ses facultés. La seconde vient du monopole lui-même. Tous les enfants ne sont pas destinés aux professions lettrées : ils ne doivent pas tous être des savants, ni même des bacheliers. Mais tous ont besoin d’une certaine instruction ; et comme l’Université en a le monopole, ils affluent nécessairement dans ses collèges. Là ils sont obligés de suivre les mêmes cours, les mêmes méthodes que les autres : car l’Université s’est faite fabrique de bacheliers ; elle subordonne tout à ce but, qu’elle atteint d’ailleurs si mal. Il en résulte que les classes sont très nombreuses, et qu’elle présente toujours une longue queue qui retarde et affaiblit la tête. Cet enseignement uniforme pour tous les enfants du royaume est la chose la plus absurde et la plus funeste. Cependant l’Université veut l’imposer même aux écoles prétendues libres ; car les noms de pensions et l’institution qui sont les conditions de leur existence répondent précisément à son éternelle division des huit classes, comme si un père ne devait pas être libre de faire instruire ses fils par une autre méthode ! Nous demandons la liberté, la connaissance, la rivalité des méthodes et des efforts : et on commence par vous parquer dans les étroites limites d’un monopole qui n’a su que ruiner les croyances, les mœurs et même les études!… Je m’arrête, Monsieur, en réclamant votre indulgence pour cette longue lettre. J’aurais pu me dispenser de porter de l’eau à la mer. Mais il n’est impossible d’aborder un pareil sujet, sans m’y arrêter quelque peu. Soyez cependant assurés que je compte beaucoup plus sur votre courageuse éloquence que sur ma stérile indignation.

Je suis avec une haute considération votre très humble serviteur.

Monsieur Guerriff

1Troplong, Raymond-Théodore (1795-1869), juriste. Membre de la Cour de Cassation (1835) et pair de France en 1846. Il fut promu premier président de la cour d’appel de Paris par le prince président en décembre 1848 et se rallia au coup d’État. Entré au sénat, il fut le rédacteur du rapport sur la restauration de l’Empire.

2Broglie, Victor, duc de (1785-1870), diplomate sous Napoléon Ier, membre de la Chambre des Pairs sous la Restauration. En 1816, il épouse la fille de Mme de Staël. Ministre sous la Monarchie de Juillet, de l’Instruction publique (août-novembre 1830), puis des Affaires étrangères (1832-1834) ; Président du Conseil de 1835 à 1836 et ambassadeur à Londres de 1847 à 1848. Député sous la Seconde République, fidèle aux Orléans, il sera un opposant résolu à Louis-Napoléon. Il entra à l’Académie française en 1856.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «9 octobre 1847», correspondance-falloux [En ligne], Monarchie de Juillet, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Années 1837-1848, CORRESPONDANCES, Année 1847,mis à jour le : 27/06/2022