CECI n'est pas EXECUTE 14 août 1859

Année 1859 |

14 août 1859

Gustave de Beaumont à Alfred de Falloux

Beaumont la Charte, prés la Chartre sur Loir (Sarthe), 14 août 1859

Mon cher et très illustre confrère,

Je suis persuadé que Mme de Tocqueville bien loin d'avoir aucune objection contre le vœu que vous exprimez ne pourrait qu'en être charmé et heureuse d'en seconder l'accomplissement1. Il ne peut y avoir de doute sur les mérites et le succès de la publication que l'on prépare en ce moment, et pour tous ceux auxquels est chère la mémoire d'A. de Tocqueville il ne peut être que très désirable de le voir, dans une biographie écrite par vous, associé au souvenir d'une femme admirable, jusqu'à ce jour connu seulement de quelques intimes, et dont il appartenait à votre amitié ingénieuse et dévouée de révéler au public la supériorité. Maintenant, mon cher ami, il faut que je vous dise tout de suite l'état des choses, et d'où peut venir non l'objection mais la difficulté depuis l'affreux malheur qui nous a tous atteint, Mme Tocqueville déjà épuisée par plus de six mois de soins et de veille non interrompues, accablée enfin par un dernier coup, est tombée dans le plus triste état de faiblesse et de langueur. Abymée [sic] dans sa douleur, elle est retirée à Tocqueville où elle a résolu d'être un an sans voir personne; ce n'est pas seulement son cœur qui est brisé; sa santé elle même est profondément altérée. Je ne sais si ce si grand isolement, cher à sa douleur , lui est bon; mais elle tient fermement à sa résolution, et elle n'y sera point ébranlée. Comme la mémoire de celui dont elle a été la digne compagne, est maintenant ce qu'elle a de plus cher en ce monde, vous comprenez que le soin de l'honorer, et de préparer, pour les transmettre au public comme dernières pièces de conviction, ses manuscrits, ses pensées inédites, sa correspondance etc, devient pour elle le premier pour ne pas dire le seul de ses intérêts; il y aura là un assez grand travail à faire, Tocqueville a laissé quelques œuvres inédites,en petit nombre mais sa correspondance était considérable et sans parler des lettres de Mme Swetchine qui sans doute sont fort remarquables et sans doute ne sauraient être mieux placées que dans le cadre que vous leur destinez, il y aura, entre les lettres qu'il a écrites et et celles qu'il a reçues un choix à faire, et un arrangement à exécuter, qui à eux seuls pourraient former le texte de tout un livre. Mme de Tocqueville m'a demandé pour ce travail, et notamment pour le triage de tous les papiers, mon concours dont elle était bien sûr d'avance et pour lequel je me suis mis à sa complète disposition; pour ce travail elle prendra son jour, qui sera le mien; à vrai dire je ne crois pas qu'elle puisse songer à rien entreprendre avant plusieurs mois; elle sait qu'elle peut absolument compter sur moi; je l'attendrai. Jusque là je me fais une loi absolue de ne l'entretenir de rien, si ce n'est de ma correspondance personnelle avec A de Tocqueville, que j'ai complété depuis 1825. Il est très vrai que j'ébauche déjà le travail biographique dont vous me parlez avec une prévention beaucoup trop favorable pour moi; et lui m'a amené tout naturellement à revoir toute cette correspondance, si précieuse pour moi et que j'admirerai bien plus encore si elle me touchait moins. Tocqueville écrivait beaucoup; il n'écrivait jamais rien de médiocre. Si jamais un recueil de ses lettres peut-être fait, le livre qui les contiendra vaudra ses plus beaux ouvrages; ces lettres sont une mine inépuisable d'idées, et d'idées toujours neuves et originales. Je ne sais s'il me sera donné d'accomplir l'œuvre dont j'ai résolu l'entreprise; mais au milieu du découragement de ces tristes temps, cette entreprise est la seule pour laquelle je sente renaître mon ardeur d'autrefois, et si je ne réussis pas, j'aurai au moins tenté de faire connaître entièrement et tel qu'il était réellement l'excellent ami que j'ai perdu et qui quoique jugé sous quelques rapport avec la bienveillance qui lui était due, avait des supériorités que l'on ne connaît point encore. C'est du reste une pensée déjà bien douce pour moi que de vous savoir occupé de l'œuvre qui fait le sujet de votre lettre, et mon chagrin est de ne pouvoir vous envoyer tout de suite cette correspondance dont la publication telle que vous l'avez conçue sera si intéressante, et m'assure pour le succès que je poursuis un si précieux complice. En somme la situation est celle-ci; j'ai écrit ce matin à Mme de Tocqueville, à laquelle je fais part de votre désir, et quoiqu'à raison de l'état déplorable dans lequel je la sais je n'espère rien d'immédiat. Je suis sûr qu'elle ne pourra qu'en être vivement touchée. Si le bonheur voulait qu'elle pût sans nul travail ni effort mettre la main sur les lettres de Mme Swetchine, je ne doute pas qu'elle me les envoyât pour vous les faire parvenir, ce que je m'empresserai d'exécuter; c'est une bonne chance que je n'ose espérer. Le malheur est que le temps presse autant; car je regarde comme certain qu'il ne se passera pas un terme très long sans que je me trouve à même de faire cette communication. Tout ce que je puis vous dire, c'est que le jour même où cela se pourra, vous le saurez. J'agirai en tout, mon cher ami, animé des mêmes sentiments affectueux que vous me témoignez si bien et dont je suis si heureux de vous adresser moi même la très sincère expression.       

Notes

1Mme Swetchine. Falloux qui préparait un livre sur Mme Swetchine était alors en relation épistolaire avec G. de Beaumont le chargeant de convaincre la veuve d'A. de Tocqueville de lui remettre les lettres échangées entre Mme Swetchine et le célèbre historien qui lui était, comme Falloux, très lié.   

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «14 août 1859», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1859, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES,mis à jour le : 30/03/2013