CECI n'est pas EXECUTE 20 août 1849

Année 1849 |

20 août 1849

Pierre Lacroix à Alfred de Falloux

20 Août 1849

Cher Monsieur Alfred,

Enfin, après bien des années qui, de toutes manières ont été des siècles, je revois cette France depuis quelques heures que j’y suis entré par les montagnes de la Grande Chartreuse1, près de Grenoble ; et dans peu de jours j’espère avoir la consolation de vous revoir…

Échappé de Rome, après un long mois d’horrible agonie, je me suis embarqué le 5 juin dernier à Civitavecchia pour la Toscane et les Bains de Lucques2 qui m’ont remis des suites de mes souffrances, puis j’ai visité ces monastères historiques miraculeusement soustraits encore une fois à la rapacité de la secte païenne des Mazinni3, Ledru4, Proudhon etc. j’ai été témoin des fêtes de la restauration du grand-duc de Toscane, à Pise et à Florence ; à Turin, ville livrée aux manœuvres de la démagogie Italo-Bourgeoise, j’ai été fort bien accueilli par notre ministre et le 1er secrétaire de légation, ancien Attaché à Rome mais, surtout, ce qui m’a rendu précieux le séjour de cette capitale du Piémont, ça été d’y retrouver chez son ami Madame la marquise Barolo5, notre cher et admirable Silvio Pellico6 que vous m’avez jadis, le premier fait connaître en me donnant ses Prigioni7, et dont la société pendant tout un hiver à Rome, il y a quatre ans, m’avait été si douce et pleine du plus rare intérêt...cette fois, l’adossement n’a pas diminué, je vous assure et votre discours du 7 août à l’assemblée, qui venait d’arriver et qu’on m’a donné à lire, ce soir, après le dîner chez Madame de Barolo a mis le comble à nos émotions, à nos admirations et à notre reconnaissance. J’ai dit à Silvio Pellico comme quoi depuis longtemps votre âme honorait la sienne, et que je croyais savoir qu’un souvenir de sa part ne pouvait que vous être bien agréable. Sa modestie s’en défendait, mais j’en ai levé, facilement les scrupules, et je vous porte de lui une lettre qu’il m’a prié de vous remettre, et dont je crois que vous serez content ; elle m’a paru digne de lui et de vous...c’est, pour le moment, tout ce que je puis vous en dire. Au revoir donc bientôt, cher Monsieur Alfred, vous voyez que je continue à me traiter avec une tendresse respectueusement familière comme si vous n’étiez pas devenu un grand homme d’État, unique homme d’État vraiment catholique que nous ayons eu en France, depuis plus de trois siècles et en Europe, depuis la mort de Philippe II8... J’ai souvent pensé que si Dieu vous donnait la santé (ménagez en bien la délicate dose reçue) la Providence vous destinait à de grandes choses Suaviter et Fortifer ; je la bénis du fond de l’âme, de son œuvre en vous, et j’ai la confiance que par vous, Ipsa Opus Suam perficiet confirmabit solidabitque.., comme le dit quelque part St Paul.

Bien de cœur, tout à vous cher Monsieur Alfred, avec les vieux et inaltérables sentiments que vous savez.

L’abbé Lacroix9

De ma cellule à la Grande-Chartreuse, 20 août 1849, fête de Saint-Bernard docteur de l’Église.

P.S. à Chambéry j’ai lu votre discours à l’université, qui désole profondément Le National...Euge, Euge rien de plus délicieux et de plus habile. Depuis son retour à Rome je n’ai eu qu’une fois, à Pise, de nouvelles de Mgr Frédéric10, j’espère en trouver auprès de vous … Mes respectueux hommages à Madame la vicomtesse.

1Monastère de l’Ordre des Chartreux, au pied du massif de la Chartreuse.

2Bagni di Luca, commune de Toscane (Italie).

3Mazzini Giuseppe (1805-1872), homme politique italien. Fervent républicain, combattant de l'unité italienne, il fait  partie comme Garibaldi, Victor-Emmanuel II et Cavour des « pères de la patrie ».

4Ledru-Rollin, Alexandre (1807-1874); élu en 1841, il fut l'un des membres importants du parti républicain. Un des fondateurs du journal socialisant, La Réforme. Ayant pris une part prépondérante à la révolution de Février; il avait été nommé ministre de l'Intérieur dans le gouvernement provisoire.

5Barolo, Juliette Colbert, marquise de (1785-1864), créatrice d'œuvres sociales et fondatrice des sœurs de Sainte-Anne de Turin. Elle sera reconnue vénérable par l’Église catholique en 2015.

6Silvio Pellico (1789-1854), écrivain et poète italien.

7Incarcéré plusieurs années, en Autriche notamment, il était l’auteur de Le me prigioni (Mes prisons).

8Philippe II d'Espagne, prince souverain des Pays-Bas, roi des Espagnes de 1556 à sa mort et roi de Portugal à partir de 1580.

9Lacroix, Pierre (1791-1869), prêtre. Il était clerc national de France à Rome depuis 1828. Il fut protonotaire apostolique et chanoine d'honneur de l'église de Nancy.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «20 août 1849», correspondance-falloux [En ligne], Année 1849, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Seconde République, Années 1848-1851,mis à jour le : 14/07/2022