CECI n'est pas EXECUTE 11 octobre 1856

Année 1856 |

11 octobre 1856

Prosper Guéranger à Alfred de Falloux

Abbaye de Solesmes, ce 11 octobre 1856

Mon très cher ami,

J’ai été longtemps avant de répondre à la lettre que vous avez bien voulu m’écrire, Il y a plus de deux mois. Mon silence a peut-être été interprété par vous comme un refus de sympathie dans une circonstance délicate ; grâce à Dieu, il n’en est rien, et aujourd’hui que je vous écris, je suis le même pour vous que j’ai toujours été.

Dans vos jeunes années, vous n’avez pas eu peur de ma franchise ; présentement, je suis assuré que vous me la permettrez encore. J’oserai donc vous dire que je ne puis sympathiser avec les sentiments qui vous ont dicté la brochure que vous avez bien voulu m’adresser. Je souffre de vous le dire ; on voudrait pouvoir abonder toujours dans le sens de ses amis, et rien n’est amer comme de dire à un homme que l’on aime, ce que je vous écris ici.

À Dieu ne plaise que j’accuse vos intentions, mon cher ; mais je vous crois dans l’illusion, et j’ai le courage de vous exprimer ma conviction, au risque de vous blesser, et de perdre peut-être votre amitié. Mais enfin je ne puis pas vous laisser croire plus longtemps que j’aurais rompu avec vous, au point de laisser sans réponse une lettre si pleine d’amitié que l’était la vôtre.

L’Univers n’est pas un journal parfait : d’abord, il n’y en a pas. Ces défauts, je les ai sentis peut-être aussi vivement que personne ; mais un journal se juge d’ensemble et à ce point de vue je suis pour l’Univers comme Mgrs d’Arras1 et de Poitiers2.

On ne s’est pas borné malheureusement à faire la critique de l’Univers ; on lui a déclaré une guerre d’extermination. C’était beaucoup trop ; aussi en est-il résulté que d’excellents esprits qui eussent gardé le silence, dans le cas d’une simple polémique, se sont levés pour la défense d’un journal que ses périls leur rendaient plus cher encore.

Au milieu d’une si violente crise, des discussions personnelles ont eu lieu avec un éclat regrettable. Elle m’affligerait d’autant plus que je me flatte de posséder l’amitié des deux adversaires. Je ne vous ai pas écrit, au milieu de cette mêlée. J’ai voulu attendre le calme. Aujourd’hui, tout cela est loin, du moins à mes yeux, et l’amitié me rend trop partial, soit d’un côté, soit de l’autre, pour qu’il me soit permis de prendre parti.

Quant au côté politique de l’Univers, j’entre moins encore, s’il est possible, dans la question. Ce qui m’attache à ce journal, c’est qu’il réagit contre le naturalisme qui envahit une partie de la presse religieuse. Je lui tiens compte de ce service, et si vous lisez l’Univers, vous y verrez que malgré mes habitudes qui sont loin de celles de la presse périodique, j’ai pris sur moi de dire mon avis public sur le livre de Monsieur de Broglie3. Personne ne m’a demandé ce travail. Nul ne me l’a inspiré ; c’est ma conscience seule qui l’a dicté. Nous courons un vrai péril ; la foi s’altère par mille complaisances coupables; j’ai cru devoir apporter ma réclamation. Je ne connais ni directement, ni indirectement Monsieur de Broglie ; mais je sais qu’il est aussi votre ami. Je serais heureux de reconnaître en lui l’esprit qui vous a dicté Saint Pie V4 malheureusement, des préjugés dangereux font obstacle. J’ignore si mes articles le blesseront; j’en serais attristé ; car tout en lui annonce un chrétien loyal ; mais je vois du danger dans son livre, et je me fais un devoir de le signaler.

Je vous écris cette lettre, mon cher ami, en toute simplicité monastique. Je n’ai en ce monde aucun intérêt ; je ne suis d’aucun parti, si ce n’est de celui de l’Église. J’ai des amis auxquels je suis dévoué. Jusqu’ici vous avez bien voulu être du nombre ; c’est dans la confiance qu’il en est toujours ainsi que je termine ces lignes, en vous exprimant de nouveau le sincère et affectueux attachement avec lequel je suis toujours

Votre ami de 1844

fr. Prosper Guéranger, abbé de Solesmes

 

1Mgr Parisis.

Parisis, Pierre-Louis (1795-1866), intronisé évêque de Langres en 1835, puis évêque d’Arras en 1851. Membre de la Constituante et de la Législative, il quitta la vie politique après le coup d’État et fut l’un des premiers évêques à rallier le régime, célébrant l’alliance de l’Église à la République et apporta son fidèle soutien à Veuillot dans sa lutte contre les catholiques libéraux.

2Mgr Pie.

3Il s’agit de L’Église et l'Empire romain au IVe siècle, que venait de publier Albert de Broglie.

4Falloux avait consacré, en 1844, une biographie au pape Pie V (Histoire de Saint Pie V), Paris, Sagnier et Bray, 2 vol.), réédité à diverses reprises.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «11 octobre 1856», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Second Empire, Année 1852-1870, CORRESPONDANCES, Année 1856,mis à jour le : 10/04/2023