Année 1860 |
6 janvier 1860
Jules Barthélémy Saint Hilaire à Alfred de Falloux
Versailles, 6 janvier 1860
Mon cher et très honoré confrère,
J'ai bien regretté de ne m'être point trouvé chez moi quand vous avez pris la peine d'y venir, car grâce à la distance c'est une véritable peine. Mais je vous en prie ne vous dérangez pas ainsi sans que je le sache. Je suis tout triste de penser que je vous ai fait perdre tant de temps inutilement; c'est une faute contre des existences aussi remplies que la vôtre.
Vous, du moins, je sais le moment où je puis vous trouver chez vous à coup sûr; mais moi ma vie est moins réglée et je suis trop partagé entre Paris et Versailles pour qu'on ne risque pas trop en venant me chercher au Bd de la Reine, si éloigné de chez vous. Voilà bien dix jours que je me propose d'aller rue Satory, mais je suis toujours forcé de rentrer trop tard; et c'est bien malgré moi que je remets constamment ma visite tout agréable qu'elle me serait.
Je vous soumet ma petite contribution de remarques sur Mme Swetchine1 et je vous prie de le regarder comme un témoignage de ma vive sympathie et de ma sincérité. Je suis loin de penser que toutes ces objections sont justes mais je vous les communique comme elles me sont venues après une lecture attentive et j'espère que vous les excuserez.
Je présente mes salutations bien respectueuses à Mme de Falloux et à Mme de Caradeuc. Votre tout dévoué.
P.S. Quelle brochure ! et quel chaos!
Il ne fallait pas moins pour ouvrir les yeux à l'Europe, si toutefois elle les ouvre réellement. J'ai bien hâte de causer avec vous et j'espère bien que ce sera demain soir samedi.
J'ai lu avec le plus vif intérêt les deux volumes contenant la biographie et les œuvres de Mme Swetchine. Elle était digne de l'hommage qui lui a été rendu et il eut été bien regrettable qu'une si noble et si sainte vie n'eut pas été conservée dans un monument durable. La biographie fait parfaitement connaître et apprécier celle qui en est l'objet. Mais voici néanmoins quelques observations qu'on soumet à l'auteur.
La physionomie de Mme Swetchine ne ressort peut-être pas encore assez au milieu des personnages qui l'entourent. Autant qu'on en peut juger sans avoir vus les choses pour soi-même, Mme Swetchine est une âme supérieure et l'on désirerait que cette supériorité éclatât dans toute sa force. Mais il arrive plus d'une fois qu'elle disparaît assez longuement de la scène; et ces éclipses nuisent à l'effet général. Sans doute on ne voudrait rien perdre de ce que contient le livre mais la disposition des matières pourrait être différente à quelques égards, et bien des documents forts curieux pourraient être mis utilement en pièces justificatives. Ainsi les billets de l'abbé Desjardins2, les lettres encore de MM de Maistre3, de S[ain]t Priest, de Mme de Duras4, interrompent trop longtemps le récit, où Mme de Swetchine devrait dominer à l'exclusion de tout le reste.
Les lettres de Mme de Stourdza5 sont aussi un peu trop longue, non pas en elles-mêmes mais parce qu'elles viennent sans interruption à la suite les unes des autres. Il semble que chacune d'elle ou du moins les principales, pourraient être encadrées <mot illisible> dans des détails qui les feraient mieux comprendre, et qui mettraient en saillie les parties les plus importantes. On en peut dire autant, à ce qu'il semble, de ces lettres accumulées de la page 121 à 159, et des extraits de voyage d'Italie pages 282 et suivantes.
Le chapitre VI presque entier est trop étranger à Mme Swetchine, car on ne l'entend pas assez elle-même pendant que d'autres ont la parole à sa place.
Le chapitre VII sur la conversion6 est peut être trop court, alors que cet événement est le plus grand de toute la vie de Mme Swetchine. Il est certain qu'elle a laissé elle même peu de renseignements sur cette époque décisive; mais il semble qu'on pourrait y suppléer du moins en partie en résumant dans ce chapitre tous les degrés d'épreuves par lesquels était passée successivement cette grande âme. De ce qui prend place dans le volume comme dans la vie prépare ce grand acte, et tout le reste n'en est que la conséquence. C'est le point culminant qu'il fallait mettre en pleine lumière.
Entre plusieurs parties excellentes on a été très particulièrement frappé de la présence du salon de Mme Swetchine et de la lettre à M. le comte de Montalembert. Ce sont des morceaux accomplis.
On désirerait comme complément moins littéraire autre que moral, une étude sur le style français de Mme Swetchine. Ce style, sans même penser qu'il vient d'une main étrangère, est fort remarquable par son naturel, sa vigueur toute virile, sa souplesse et son bon goût. Il n'y a pas de femme mystique qui ait aussi bien écrit, pas même peut-être Sainte Thérèse7.
Enfin la chronologie est dans quelques parties un peu confuses, surtout après 1830, car la netteté la plus entière en ce <mot illisible>, est une condition très utile dans une biographie.
Celui qui écrit ces lignes n'est pas tout à fait un profane dans ces matières qu'a traité Mme Swetchine. Il a fait d'assez longs essais sur les mystiques, il y a bien des années, à propos d'un rapport à l'Académie des Sciences morales sur le mysticisme alexandrin, et il n'a rien trouvé dans les mystiques si ce n'est peut-être dans S[ain]t François de Salles, d'aussi sérieusement pratique que dans les fragments de Mme Swetchine. Il désire que les remarques qu'il s'est permises ici soient considérées comme un témoignage de sa profonde estime pour Mme Swetchine et pour celui qui l'a fait connaître au monde.