Année 1860 |
13 février 1860
Gregori Gagarin à Alfred de Falloux
Odessa, ce 1/13 février 1860
Je commence par vous prier de vouloir bien m’excuser si je ne vous ai pas écrit jusqu’à aujourd’hui depuis notre départ de Paris mais, franchement, je ne l’ai pas osé.
Maman ne sait même pas que je vous écrit et je ne voudrais pas qu’elle le sache mais comme j’ai de bonnes raisons pour le faire, et que vous aurez j’ose espérer la bonté de lire ces quelques lignes, voici ce dont il s’agit.
Je suis dans ma 15e année et n’ai point de temps à perdre, c’est pourquoi je voudrais partir pour Paris au plus tôt, cet automne p. ex. où je désirerais entrer à l’école préparatoire de l’école centrale des arts et métiers. Car comme vous le savez par maman, je pense, l’unique désir que j’ai et le but que je me propose dans ma vie est de devenir ingénieur carrière dans laquelle je pourrais peut-être réussir, parce que je m’y sens attiré. Plus tard je pourrais entrer à l’école centrale même.
C’est depuis quatre ans à peu près que j’ai commencé à étudier les mathématiques et c’est à force de me lever tous les jours sans exception à quatre heures du matin pour travailler que je suis parvenu à savoir passablement, l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, les commencements de géométrie descriptive, ainsi que les principes de dessin industriel et d’architecture, de mécanique et de physique (nous avons eu la possibilité de faire une seule expérience). Ayant commencé les mathématiques en russe j’ai eu assez de peine à changer de langue, quoique je le vois bien maintenant la langue française est infiniment plus commode pour étudier les sciences exactes que la langue russe. L’unique ami (dans la vraie acception du mot) que j’ai à Odessa, qui se voue à la même carrière que moi et avec lequel j’étudie depuis trois ans est un jeune homme polonais nommé Charles Modecky âgé de deux ans de plus que moi et qui désire ainsi que moi étudier à l’école centrale de Paris pour devenir ingénieur.
Mais je sais que maman voudrait me faire étudier en Allemagne. Ayant une aversion insurmontable pour la langue allemande et sachant du reste que changer de nouveau de langue serait autant de temps perdu, j’ai pris la ferme résolution de faire mes études à Paris, dont les écoles sont réputées les meilleures de l’Europe.
Malheureusement, on ne veut me faire partir que dans deux ans, et à Odessa, je perds littéralement mon temps, car ici tout ce qui est nécessaire à l’étudiant de mathématiques manque à commencer par les professeurs, et à finir par les matériaux nécessaires pour le dessin et les manipulations de physique et de chimie.
Je ne vois ici du reste pas une fabrique, pas une machine, l’industrie étant, à Odessa, encore en enfance.
Qui donc me protégera si ce n’est vous, Monsieur le comte, vous que j’aime tant, et qui étiez toujours si bon pour moi ; vous excuserez ma franchise, mais que voulez-vous je suis franc de nature, et dis ce que je sens !
Je vous en supplie donc, écrivez à maman quelques mots pour la décider à me faire partir cet automne ; ces quelques mots pourront décider de mon sort, surtout si vous lui disiez que vous ne me refuseriez pas votre protection, votre garde… Ne me traitez point d’indigent, de grâce et agréez mes demandes.
J’ai tâché d’écrire ma lettre aussi brièvement que possible, elle aura toujours pris trop de votre précieux temps. Veuillez donc pardonner cette fois, une autre fois je serais plus concis.
Si j(osais espérer une réponse de vous, Monsieur le comte, je vous aurais supplié de me l’adresser : Madame Anna Modecka, maison Modecky près du pont Sabaneïef. Pour remettre à Georges Gagarin.
En implorant votre secours, je vous prie, Monsieur le comte, d’agréer mes respectueux hommages et d’être bienveillant à votre petit compatriote Georges Gagarin
Feofil Gagarin (fils de Marie Gagarin)
