CECI n'est pas EXECUTE 6 mars 1864

Année 1864 |

6 mars 1864

Jules Janin à Albert de Broglie

Paris, rue de Passy, 6 mars 1864

Hélas, cher prince! On ne saura jamais dans quels ennuis je me suis précipité de gaieté de cœur. Certes, je ne manque pas d’intelligence et de tact ; mais, dans ces affaires d’élection, tout tourne autour de moi ; j’en suis livre, et puisque <mot illisible> d’honnêtes gens sur lesquels je ne comptais guère, viennent à moi les mains tendues, et m’entourent de leur adoption. Tel que je croyais hostile, est parfait pour moi. Tel autre, que j’ai vu naître, et que j’ai suivi dans tous ses scrutins vient demander comment je m’appelle ? Monsieur Thiers m’avait donné sa voix avant même que je l’eusse demandé… il votera pour un faiseur de vers. Monsieur de Sainte-Beuve1 a voté trois fois pour moi… il m’annonce aujourd’hui que pour obéir aux volontés d’une illustre famille, il passe à l’auteur de la Considération, qui a pour chef son excellence le comte Bacciochi2. Disons plus vrai, je comptais sur l’adoption du comte de Montalembert il avait été si charmant l’an passé ; il m’avait placé de si bonne grâce ! Ah, dit-il, je le sais bien, j’ai été presque engagé, mais les poètes doivent passer avant les prosateurs. J’ai répondu à Monsieur de Montalembert en lui envoyant, une page énergique et courageuse, écrite en 1850, et dans laquelle je défendais le souverain pontife et Monsieur de Montalembert, à mes risques et périls ! Maintenant, si près des Considérations que j’ignore ce qui m’échappe,je peux dire, Monsieur de Falloux, je courberai la tête, et je me demanderai tout bas par quelle action méchante ; et par quelle indignité j’aurais perdu la seule reconnaissance que je désirais !

Voilà donc où j’en suis. Comme il est assez difficile en effet, parmi tant d’hommes injustes de trouver un bon motif à ces portes fermées, il n’en est qui se rabattent, sur l’accusation que voici : Cet homme est le disciple, le continuateur de Diderot. Si ces Messieurs avaient lu la conclusion de mon devoir et la vie, et l’encyclopédie <mot illisible> par l’Évangile ; ils ne diraient pas que j’ai voulu continuer Diderot mais ils ne lisent rien, ils ne tiennent compte de rien. Vous me parlez dans votre aimable et dernière lettre, de mon homélie à ce jeune séminariste de St Jamin d’Evreux, mais j’ai 20 pages aussi chrétiennes que celle-là. Quant à les rappeler de moi-même, il me semblerait que je commets une assez triste actions. Ma vie entière est là qui proteste au milieu de 30 volumes et avec le zèle et l’ardeur du véritable écrivain. Une chose aussi m’inquiète : il y a deux jours j’envoyais aux modérés, à Monsieur le comte de Falloux une lettre et mon livre. Ils se seront croisés en chemin ? Mon livre est facile à retrouver, mais j’aurais quelques regrets à ma lettre. Elle était faite pour convaincre et pour toucher une âme aussi forte que celle là.

Pardonnez-moi chère Prince, pour les ennuis que je vous donne. A vous que, Dieu soit loué, nous savons au bout de ces tristes épreuves. Ah ! Que ce fut un triste et malheureux jour pour moi le jour où je remplaçais le calme et la paix de mon logis studieux par une stérile agitation.

Je suis, avec le plus sincère attachement, votre obéissant et tout dévoué serviteur.

Jules Janin

1Sainte-Beuve, Charles-Augustin (1804-1869), poète, romancier et critique littéraire. Auteur prolifique, célèbre pour ses Causeries du Lundi et ses Nouveaux Lundis, véritable monument de critique littéraire, familier du salon de la princesse Mathilde, membre de l'Académie depuis 1844, il y était le chef du parti gouvernemental et anticlérical.

2Baciocchi, Félix Marius Joseph François, comte (1803-1866), homme politique. Premier chambellan de Napoléon III en 1853, puis sénateur de l’Empire le 5 mars 1866.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 mars 1864», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1864,mis à jour le : 29/07/2022