CECI n'est pas EXECUTE 24 mars 1864

Année 1864 |

24 mars 1864

Louis-Edouard Pie à Alfred de Falloux

24 mars 1864

Monsieur le comte,

J’ai reçu et j’ai pu lire < le mot illisible> le volume que vous avez vu la bienveillance de m’adresser et que m’annonce votre lettre de ce matin. J’ai été reconnu et admiré les riches dons que le ciel avait départi au Père Lacordaire, et je ne suis pas assez barbare pour ne point goûter tant de traits délicats, tant de coups de pinceau qui la main du maître. Il m’a été plus doux encore rencontrer et de graver dans mon cœur bon nombre de paroles qui partent d’une âme vraiment sacerdotale et tendrement dévouée à l’Église.

À côté de cela, ainsi que vous l’avez prévu, j’ai été affligé pour la mémoire du Révérend Père, et aussi pour l’Église qui voudrait n’avoir pas de réserves à faire à propos de ses plus chères et de ses plus brillants défenseurs, j’ai été douloureusement impressionné, dis-je, de tant de côtés défectueux, de tant de contradictions dans la doctrine et dans la conduite, et qui touchent de bien près au caractère : (il est rare qu’un homme ne fléchisse pas un peu par le côté par lequel il affecte trop de s’affirmer lui-même). Je n’ai pu souscrire ni au jugement du Révérend Père sur les hommes et sur les choses de l’Église contemporaine, ni à ce qu’il porte sur lui-même, et j’ai constaté douloureusement qu’il avait infiltré une partie de ses erreurs d’esprit dans celui de sa noble et vénérable correspondance, assurément bien graciable en cela.

Je comprends toutefois, Monsieur le comte, que vous ayez publié ces lettres. Ce sont des pièces considérables au dossier d’un procès que l’histoire ecclésiastique jugera.

Il n’a pas pu échapper à votre sagacité que cette publication fournirait à l’école que le Révérend Père qualifie avec le plus de dédain et de rigueur, un singulier avantage sur ses adversaires. Il restera établi que les actes d’autorité, censures, dénonciations et d’interdictions de quelques penseurs particuliers contre la presse religieuse, ont été provoqués, applaudis, par les coryphées du catholicisme libéral, tandis que l’Église romaine se contentait de modérer les uns et de redresser les autres, et, sans se décourager de son insuccès au moins égal des deux côtés, revendiquait une juste mesure des libertés pratiques disputées aux uns, et ne désavouait qu’à demi voix, et sans esclandre un dogmatisme erroné des libertés théoriques affirmées par les autres. Il est remarquable que le Révérend Père, qui doute de la sagesse du vieil évêque de Chartres interdisant un petit journal impie de sa ville épiscopale (p. 455), n’a pas de termes assez forts pour louer des actes les plus de Mgr de Paris (p. 499) et d’un autre prélat éminent (p. 517) à l’encontre d’un des grands organes de la presse catholique : actes dont le Saint-Siège a dû restreindre la portée par une intervention des plus graves (l’Encyclique Inter Multiplices), mais dont feu Monsieur Billault1, en revanche, a visé et allégué les considérants dans le décret dictatorial qui a supprimé cette feuille catholique2. Vingt autres observations de ce genre sautent à l’esprit du lecteur s’il reste maître de lui-même en parcourant cette précieuse correspondance.

Je ne mériterais pas votre bienveillance persistante envers moi, Monsieur le comte, si je vous dissimulais le fond de mon âme en cette circonstance après avoir lu ce volume, comme plusieurs autres productions récentes d’hommes à qui j’ai voué ma gratitude et mon admiration à cause de tout ce qu’ils ont fait de bien, l’impression qui prévaut en moi est celle que le Révérend Père a si bien exprimée d’un autre grand génie : « J’ai été bien malheureux, disait-il, du livre de Monsieur de Chateaubriand. J’aurais tant voulu que l’auteur autrement et que son chant du cygne répondit aux premiers accent de son génie !… hélas ! Dieu ne veut-il donc associer aujourd’hui personne à la gloire de ses desseins ? Tous les serviteurs de sa providence sortiront-t-il d’auprès de lui, comme Jacob ? Cela fait trembler »

Il y a lieu de trembler en effet : je donnerai mon sang, Monsieur le comte, pour arrêter un mal dont je suis témoin : les hommes d’un grand talent et d’une foi sincère conspirant en fait même contre le mérite de leur production n’est plus sérieuse et affirmant à plaisir la valeur de leurs écrits en les émaillant de doctrines antipathiques, je ne dirais pas à l’orthodoxie (le nom serait trop harmonieux), mais à la tradition et au sens pratique de l’Église, contre laquelle le public chrétien d’aujourd’hui ni de l’avenir ne leur donnera point finalement raison. Quel malheur que le futur de tant et de si beaux travaux soit compromis, et que ces livres, comme les discours du Docteur Döllinger3, ne puissent subsister qu’au moyen de correctifs pareils à ceux de la lettre de Pie IX à l’archevêque de Munich !

Mais c’en est assez et beaucoup trop peut-être. Il est plus agréable de vous complimenter et de vous remercier, Monsieur le comte, des pages mises en tête de cette publication. Elles portent le cachet de votre talent et sont frappées au bon coin. Permettez-moi seulement mes observations.

Il s’en faut que le Révérend Père ait pensé des dix années qui vont de 1840 à 1850 ce qu’il a écrit un jour à propos de la situation de 1844. L’union qu’il exalte à ce quart d’heure là est terriblement entamé à ses yeux dès l’année suivante, alors que d’une part il est si sévère au journal qui ne veut pas se laisser réglementer et que, de l’autre il déclare lui-même n’avoir aucune sympathie pour le caractère et le genre de faire de ceux qui vont faire prévaloir leur influence, et donner l’âpreté s’apprête à manier nos intérêts (p. 419).

D’ailleurs l’unanimité d’alors dans la revendication de la liberté d’enseignement n’impliquait point chez l’Église hiérarchique la consécration des doctrines qu’on a formulées depuis ; et si, dans l’ardeur du combat, quelques paroles excédant le vrai ont été prononcées, il y a eu aussitôt, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous l’écrire, les réclamations et des explications qui demeurent comme des actes conservatoires. Parmi les pièces à consulter, figurent deux mandements de Mgr Fayet4, év. d’Orléans, sur l’état présent de l’Église (1846 et 1847) ; le prélat s’y prononce contre l’indifférence de l’État en religion, et contre le droit commun de la vérité et de l’erreur.

Vous avez cent fois raison, Monsieur le comte, tout ce qu’a entrepris le régime actuel a échoué. Les succès les plus bruyants ont été sans lendemain ; les expéditions les plus dispendieuses, et militairement, les plus glorieuses, ont été stériles, elles ont même été fatales, puisque l’état des choses s’est trouvé pire après qu’avant. Ainsi en Crimée, ainsi en Syrie, ainsi en Italie, ainsi en Cochinchine ainsi pour la Pologne, ainsi pour le Mexique, ainsi surtout à l’intérieur. C’est la force des choses, et ne nous en plaignons pas qu’en dehors de sa mission loyalement acceptée et sagement accomplie, qui est de faire prévaloir résolument le catholicisme dans le monde, la France ne puisse rien conduire à bien. Quand elle s’interdit d’obéir à sa vocation (je serai en cela de l’avis de Monsieur Thiers, il est sage à elle de ne rien tenter, car « la paix à tout prix » vaut mieux que la guerre sans but et sans fruit. La pire stérilité est assurément celle qui, après des conceptions multipliées et des gestations laborieuses, ne mène jamais le fruit à termes : c’est le cas de ces nations énervées dont il a parlé dans Isaïe : qui venerum filié uque ad partum, et virtus non ni pariendi. Honte pour honte, il y a en politique quelque chose de plus humiliant comme de plus désastreux que ce qu’on a appelé « l’abaissement continu » ; c’est ce qu’on appellera « l’avortement continu »

Mais hélas ! Cette impuissance est-elle exclusivement propre au régime actuel ? Puisse les nobles intelligences à qui Dieu réserve l’avenir, en s’appliquant à éclairer leur habileté pratique, et leur attitude aux affaires, les vraies lumières de la foi et de l’expérience, sortir la politique européenne et principalement la diplomatie française de la fatale alternative ou de ne rien entreprendre de grand ou de ne rien faire de bon !

Vous semblerai-je candide, Monsieur le comte, en profitant ainsi de l’occasion que vous m’avez offerte de vous ouvrir une partie de mes pensées ? J’ai confiance que votre cœur généreux reconnaîtra dans le mien des préoccupations qui ne sont indignes ni d’un évêque ni d’un Français, et que vous continuerez à croire aux sentiments particuliers de haute confiance et de respectueux dévouement avec lesquels j’aime à me dire Monsieur le comte, votre très humble et reconnaissance serviteur.

L. Pie ev de Poitiers

1Billault, Auguste-Adolphe-Marie (1805-1863), président du Corps Législatif après le coup d’État, puis ministre de l’Intérieur (1854-1858, 1859), ministre sans portefeuille (1860), et enfin ministre d’État (1863).

2L’Univers, qui avait été suspendu le 30 janvier 1860.

3Döllinger, Johann Joseph Ignaz von ou Ignace von Dollinger (1799-1890), prêtre, historien de l'Église et théologien allemand.

4Fayet, Jean-Jacques (1786-1849), est un ecclésiastique et homme politique. Évêque d’Orléans de 1842 à sa mort, il fut également député de Lozère de 1848 à 1849.


 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «24 mars 1864», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1864,mis à jour le : 04/01/2023