1870 |
1er décembre 1870
Elisabeth de Meaux à Alfred de Falloux
Rixensart1 ce 1er décembre 1870
Chère Madame de Falloux,
Vous êtes tellement bonne d’avoir bien voulu m’écrire vous-même cette longue lettre remplie de choses qui m’intéressaient tellement que je ne peux m’empêcher de venir vous remercier tout de suite. J’ai peur que vous ne trouviez bien indiscrète. Cependant je dois vous dire quel plaisir extrême m’a causé votre lettre. Si vous saviez le bien que cela fait de recevoir des lettres de France quand on sent son exil comme nous le faisons et quand on est aussi souvent privé de nouvelles. Cependant nous avons été bien triste d’apprendre que Monsieur de Falloux continue à souffrir autant. Ce n’est pas étonnant parce que souffrir moralement comme il a dû le faire pendant ces terribles mois doit influer de manière désolante sur sa santé mais cela doit être bien cruel pour chacun des habitants du Bourg d’Iré de voir ce chagrin et cette préoccupation-là s’ajouter pour eux à tant d’autres. Tout cela ne peut m’empêcher de vous envier tous terriblement. Vous êtes tellement heureux d’être en France ! Il me semble que si je pouvais rentrer dans cette terre chérie je ne me souviendrais plus d’aucun chagrin passé. Mais quand sera-ce mon Dieu ! Cette belle chère fête de Noël au commencement de 1871 comme ils sont tristes [sic] non seulement pour nous mais pour l’Europe presque tout entière ; l’horizon est tellement chargé qu’aucune expérience de paix ne traverse ses nuages. On est fatigué de chercher à découvrir ce qui nous est destiné pendant l’année qui vient et vraiment pour ceux qui n’ont pas la ressource de se confier à Dieu et de croire en son amour plein de miséricorde, je me demande comment ils font pour supporter tant de pensées tristes et inquiétantes.
Si vous saviez avec quelle anxiété nous suivons les mouvements de nos pauvres jeunes armées, celle de la Loire surtout. Elle se conduit si admirablement. Quand on pense que ces troupes sont à peine organisées encore, assez mal commandées d’après ce qu’on en peut juger d’aussi loin et que cependant elles arrivent sinon à vaincre au moins à tenir tête si vaillamment aux Prussiens ! Après les horribles humiliations amassées sur nous à Sedan et à Metz il me semble que vouloir sauver et relever ainsi l’honneur de notre bien aimée patrie est tout ce qu’on peut désirer <deux mots illisibles> même succomber finalement et souffrir 1000 fois plus encore et puis comment le bon Dieu ne finirait-il pas par être touché en face de tant de généreux sacrifices volontairement offerts, de tout ce meilleur sang de la France qui coule à flots pour elle ! Nous avons été désolés de voir combien les zouaves pontificaux ont souffert !
Mais si Mme de Pontbriand2 est aussi avec vous je serai bien heureuse que vous ayez la bonté de lui dire combien je suis triste de ses inquiétudes pour son mari et son frère, et aussi ici, que deviennent les Lamoricière3 ? J’ai écrit à Isabelle qui ne m’a pas répondu comme de raison, il y a déjà très longtemps, d’octobre, maman n’en avait rien reçu. Comment peut-il se faire qu’il y ait encore des provisions dans Paris. C’est vraiment l’huile de la veuve de Sarepta4. Adieu maintenant chère chère Madame. Pardon millions de fois de cette longue lettre. J’espère que Loyde voudra bien écrire une fois. Les lettres de France et d’Anjou tout particulièrement sont si bien accueillies.
Vesse de Meaux
1Les princes de Mérode possédaient de très nombreux châteaux en Belgique dont ceux de Rixensart, commune du Brabant wallon et de Petersheim, commune du Limburg.
2Pontbriand, Paul Marie du Breil de (1838-1916), militaire et homme politique. Maire de Plancoët et conseiller général des Côtes d'Armor. Marié le 28 décembre 1864 avec Marie Eugénie Brillet de Candé (1843-1916).
3Madame de Lamoricière, veuve du célèbre général est originaire du Louroux-Béconnais, une commune du Maine-et-Loire.
4Figure anonyme de la Bible hébraïque. Cette veuve multiplia les récipients d’huile pour régler ses dettes.
