CECI n'est pas EXECUTE 9 janvier 1872

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9 janvier 1872

Ernest de La Rochette à Alfred de Falloux

Versailles le 9 janvier 1872

J’ai reçu votre lettre. A travers l’espace, je vous tends la main d’un ancien collègue et d’un vieil ami et je vous remercie d’avoir bien voulu me donner l’occasion de m’expliquer très franchement avec vous.

Je ne crains pas de vous avouer, en commençant, que la soirée1 chez Monsieur le vicomte de Meaux m’a très vivement irrité. Maintenant je n’ai plus dans mes souvenirs, qu’une profonde tristesse de vous avoir vu consacrer la belle intelligence et les grandes facultés que la providence vous a données, à défendre ce que je regarde comme la plus radicale et la plus dangereuse des erreurs.

Vous invoquez auprès de moi le nom de Berryer qui m’a toujours été cher. C’est lui qui, avec vous, a commencé en 1848 la politique des concessions.

Berryer était sincère et dévoué : il avait une confiance sans bornes dans sa politique et, par elle, et croyait arriver à la réconciliation des hommes que, pendant 18 ans, il avait énergiquement combattus.

Berryer avait tout pour lui. Il avait sa grande intelligence et son grand cœur. Il avait, à sa suite tous ses amis et, à l’exception de quelques-uns sans importance, tous le suivaient dans sa politique. Il vous avait surtout, mon cher ami et vous étiez sa force et son soutien ; de plus il avait le comte de Chambord qui sans avoir une grande confiance dans le succès laissait tout faire et tout aller.

Eh bien ! Je vous le demande, quel succès avez-vous obtenu ? Quels hommes avez-vous gagnés ?

Berryer a usé vingt ans de sa vie à ce travail de géant il est mort exhalant sa tristesse et sa foi dans les paroles sublimes qui resteront comme un gage de sa sincérité, de son honneur et de son impuissance !

Non seulement Berryer aimait la monarchie, mais il aimait aussi la personne du roi qu’il confondait, avec la France, dans un même sentiment de dévouement et de fidélité.

Je l’ai vu à Wiesbaden2, en août 1850, pleurer de joie et de bonheur en présence de celui qui représentait à ses yeux les vieilles traditions de la monarchie française et j’ai reçu moi-même, à cette époque, tous les épanchements de son noble cœur.

Il est donc tout naturel que le comte de Chambord ait honoré sa tombe et conserve religieusement sa mémoire.

Quant à vous, mon cher ami, vous avez la sincérité, la bonne foi et le dévouement de Berryer - vous le dites et je l’accepte très volontiers.

Mais je vous demande ce que vous êtes venu faire au milieu de nous ? Vous êtes venus continuer, en l’aggravant en raison de circonstances, cette politique des concessions dont vingt ans d’efforts ont prouvé l’impuissance et la stérilité.

Ce que Berryer n’a pas pu faire avec vous ; avec toutes les ressources de vos intelligences nouveau cœur avec tout vos amis, avec le roi ! Comment pouvez-vous l’espérer maintenant que vous êtes seul ; que vous n’avez avec vous qu’une fraction très faible de nos amis et quand vous avez à lutter contre la pensée exprimée du roi ?

Il ne faut pas vous faire illusion, la grande force légitimiste de l’assemblée n’est pas avec vous. Vous y avez conservé quelques amis qui vous abandonnent chaque jour de plus en plus – c’est pour nous un regret profond. Vous les avez encouragés dans leur proposition et, c’est à ce point de vue, que votre présence ici m’a profondément attristé, mais, je vous le répète, la masse, la force et le nombre de nos amis n’est pas avec vous et vous ne les changerez pas.

À la politique des concessions, nous opposons la politique des résistances sur les principes et sur leurs conséquences.

Nous avons vu et nous voyons tous les jours qu’elle est bonne. Elle a produit de bons résultats et avant peu, je l’espère, elle en aura d’autres qui l’a [sic] justifieront devant le pays.

Nos adversaires ont aussi eux, du patriotisme et du dévouement à la France : mais ils ne comprennent pas encore comme nous, les seules et vraies conditions du salut. Ils sont de plus arrêtés par des susceptibilités et des inquiétudes qui tiennent plutôt à leur passé politique qu’à des répugnances sérieuses.

Ils pourraient se montrer satisfaits, j’en conviens, des concessions que vous leur offrez : mais, ces concessions faites, la situation serait la même ; la monarchie ne reviendrait pas un jour plutôt : seulement elle serait abaissée, amoindrie : elle perdrait tout droit au respect par son alliance avec la Révolution.

La Révolution, mon cher ami, est multiple dans ses formes. Donnez-lui le nom que vous voudrez. Appelez-la l’orléanisme, l’Empire, la République, même la Commune ! Toutes ces phases diverses et logiques sont le produit de la même mère qui est la révolution !

La révolution a son signe comme la monarchie a le sien : c’est le drapeau ! Si vous pensez avec moi que le grand ennemi du pays de l’ordre social soit la Révolution, que c’est là l’objectif qu’il faut combattre et contre lequel il faut lutter tous les jours !

Pourquoi alors venez-vous nous demander de prendre son drapeau et de nous couvrir de ses erreurs ?

Vous avez dit chez Monsieur de Meaux que le drapeau tricolore représente les idées modernes.

Quelles sont les idées modernes que la révolution a fait éclore? Je les vois partout anti-monarchiques et antichrétiennes. Il faut leur résister sous peine d’entraîner encore la France dans le plus grand désastre.

Le mouvement d’idées réparateur et vraiment libéral, s’est réalisé en 1789 sous la monarchie et sous le drapeau blanc. C’est jusque-là qu’il faut remonter pour trouver la vérité et la justice des idées modernes.

Ces idées, la Révolution ne les a pas fait naître, elle les a détruites. Pourquoi les cherchez-vous là où elles ne sont pas et refusez-vous de les prendre là où elles sont, sous la monarchie et sous son drapeau?

Je vous ai accusé, cela est vrai, de nous offrir Monsieur le duc d’Aumale pour remplacer Monsieur Thiers dans la présidence de la république et vous protestez.

Mais, mon cher ami, vous convenez avec moi que vous inclinez à lui confier le pouvoir avec un autre titre soit comme général soit comme connétable, ce qui écarterait toute pensée de république.

Qu’importe la forme et le titre, quand le fond y est ! 

Louis-Philippe été lieutenant général du royaume : il avait accepté la tutelle d’un enfant qui devait lui être cher par les liens de la reconnaissance. Il disait «  on m’enlèvera plutôt la vie que de me faire accepter la couronne » et, cependant, trois jours après, il prenait la couronne - contre laquelle il avait protesté.

Il était peut-être sincère ; c’est le secret de son âme, mais il est des situations qui enivrent et entraînent et nous croyons qu’il n’est pas bon d’exposer le duc d’Aumale aux mêmes enivrements et aux mêmes périls.

Si la majorité de l’assemblée est vraiment sage, vraiment patriotique ; si elle veut sérieusement sauver le pays qui tombe dans les abîmes et va devenir, comme vous l’avez si bien dit, la proie du bonapartisme ou des sauvages, elle n’a qu’un moyen de sortir définitivement de la Révolution et de proclamer la monarchie réformée en 1789 avec son principe et son drapeau !

Vous me demandez comment je comprends l’union la voilà ! C’est la réconciliation sur la vérité, non sur ce que je crois être l’erreur, et je m’afflige sincèrement de voir que, sur ce terrain, vous n’êtes pas notre chef et notre dans une cause si raisonnable et si patriotique. Cela valait la peine d’y consacrer votre intelligence et votre dévouement.

Croyez bien que cette divergence d’opinion n’altère pas ma sincère affection pour vous.

Je puis heureusement vous combattre et en même temps vous aimer !

Votre tout dévoué ancien collègue

De La Rochette

1Le 3 janvier 1872, lors d’une réunion des légitimistes qui s’était tenue chez Camille de Meaux, Falloux avait prononcé un discours qui avait quelque peu déplu aux légitimistes les plus intransigeants.

2Ville thermale d'Allemagne, située sur la rive droite du Rhin dans laquelle le comte de Chambord reçut en 1850 ses fidèles partisans.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «9 janvier 1872», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1872,mis à jour le : 21/10/2023