CECI n'est pas EXECUTE 19 janvier 1872

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19 janvier 1872

Ernest de La Rochette à Alfred de Falloux

Versailles, 19 janvier 1872

Mon cher comte,

Je souffre beaucoup des yeux depuis quelques jours et je ne puis écrire ; cependant je ne veux point laisser sans réponse votre troisième lettre. Je suis donc obligé de demander secours à une main étrangère. Je vous prie de m’excuser.

Vous me dites que je vous ai fait sourire. Je le regrette. J’aurais mieux aimé vous inspirer des réflexions sérieuses sur les véritables conditions de salut pour notre malheureux pays ! La faute en est certainement à moi puisque je n’ai pas eu le bonheur de lire tous les écrits émanés de vous, auxquels vous voulez bien me renvoyer.

Pour résumer les points qui nous divisent, je dois les réduire à trois principales. 1° vous voulez le duc d’Aumale, à la condition qu’il ne prolonge pas la république, sous le même titre, que M. Thiers, et par les mêmes moyens. Vous voulez qu’on lui donne un titre monarchique, et qu’il mène franchement et résolument la France de la république à la monarchie ; et vous ajoutez que vous n’êtes pas en mesure de trancher cette alternative puisque vous n’avez jamais eu l’honneur de lui parler, et de voir clair en sa pensée.

Permettez-moi de vous dire, mon cher ami, que vous jouez le sort de la France aux jeux du hasard, et puisque vous ne connaissez pas le duc d’Aumale ; que ses pouvoirs vous sont inconnus, je vous demande pourquoi vous nous le présentez ?

Nous avons, nous, pour le repousser les souvenirs de son père1, la crainte, malheureusement trop fondée, des enivrements que donne le pouvoir aux hommes les plus honnêtes et les plus sincères.

Secondement, vous voulez que l’Assemblée pose les bases élémentaires d’une constitution. C’est-à-dire la royauté héréditaire, les deux chambres, et la responsabilité ministériel [sic].

Je vous répondrai que depuis notre grande séance, chez Monsieur de Meaux vous avez beaucoup amélioré votre pensée, sur ce point. La seule division qui reste entre nous, après cette dernière explication, est celle-ci: sous la république la souveraineté absolue, réside dans l’assemblée, qui représente le pays. Par conséquent l’assemblée peut faire, quand elle le voudra, une constitution républicaine. Mais sous la monarchie la souveraineté réside dans la nation, unie à son roi. Par conséquent l’assemblée seule, en dehors du roi, et sans le roi, ne peut faire une constitution. La seule idée vraie, juste et raisonnable c’est que l’assemblée décrète, simplement le retour à la monarchie légitime ; et quand le roi sera venu une nouvelle assemblée élue à cet effet, posera d’accord avec le roi, toutes les bases d’une constitution monarchique. Telle est ma pensée, et voyez qu’elle s’écarte encore beaucoup de la vôtre ?

Du reste appréciez-vous bien l’Assemblée. Avez-vous fait le calcul des partis et des nuances qui la composent ? Évidemment non, car vous ne metteriez [sic] pas sur elle la charge de faire une constitution.

Pour moi, il est radicalement impossible, que l’assemblée puisse faire une constitution monarchique alliant tout à la fois la nécessité d’un pouvoir fort, avec des droits naturels et légitimes du pays.

Sans doute une constitution quelle qu’elle soit, si l’assemblée pouvait en faire une, serait acceptée par celui qui ne comprend pas les obligations de la parole ; et les liens imprescriptibles d’un serment. L’histoire moderne nous en montre bien des exemples !

Mais, un prince qui a le sentiment de son bonheur, et de son devoir, qui peut rester fidèle à sa parole, si en lui demandant de sauver la France vous lui en refusez les moyens, quand sa conscience, son patriotisme et son honneur sont engagés en cette œuvre. Ah ! Alors croyez-le bien, il refusera d’accomplir une tâche frappée d’avance de stérilité.

Vous appelez cela de l’insanité d’esprit. Moi je l’appelle : le devoir, la conscience, l’honneur.

Vous voyez que sur ce point encore nous ne sommes pas d’accord. Ce qui m’étonne et m’afflige, c’est de vous voir si confiant envers le duc d’Aumale, et si défiant envers le comte de Chambord ! Vous traitez l’un comme un ami et vous traitez l’autre comme un suspect.

Troisièmement enfin. Vous voulez que l’assemblée impose au comte de Chambord le drapeau tricolore parsemé de fleurs de lys d’or. Ces fleurs de lys représentent les vieilles traditions monarchiques, et les trois couleurs représentent les idées modernes. Je vous ai demandé à ce sujet, ce que vous entendez par idées modernes? Je vous ai dit que toutes les idées saines ,vraies, justes, étaient sorties du mouvement réparateur et libéral de 1789, sous la monarchie et sous le drapeau blanc.

Vous avez répondu que la révolution avait fait éclore des idées justes et des idées fausses. Il fallait prendre les unes et rejeter les autres. C’est bien là, sans altération la vérité de vos paroles. Je vous ai prié de me dire quelles étaient les idées justes, sorties de la révolution, qui n’ait [sic] pas été produites dans les réformes de 89 ?

A cette demande, vous me répondez qu’il faudrait des volumes pour donner ces explications.

Sur ce point, mon cher ami, vous êtes encore dans une grande erreur.

Quatre idées, en quatre lignes. Je n’en demandais pas davantage. Même une seule idée, et j’aurais été satisfait. Maintenant si vous le voulez, mon cher ami, abordons très franchement la question du drapeau. Le drapeau blanc et le vieux signe de la monarchie française. C’est avec lui que la France s’est faite, et cela vaut bien quelque chose ! C’est avec lui que toutes ces belles provinces se sont agglomérées lentement, péniblement, par des victoires, des alliances, ou des traités. C’est lui qui a couvert cette politique grande, généreuse, et chrétienne qui a élevé la France au premier rang des nations. C’est lui qui dans les temps modernes nous a donné l’Algérie, et avant, cette Alsace et cette Lorraine, que le drapeau tricolore nous a fait perdre.

Vous voyez que ce drapeau n’est pas à dédaigner! Mais ce n’est pas tout. C’est encore lui qui nous a donné, à deux reprises différentes, en 1789 et en 1814, le régime constitutionnel. C’est lui qui a relevé la tribune française et à fait éclore tous les grands génis [sic] qui l’ont illustrés ; il est donc, non seulement le drapeau des vieilles traditions monarchiques, mais il est encore le drapeau de la gloire, de l’honneur, et de la liberté !

Le drapeau tricolore a couvert tous les crimes de la révolution depuis l’échafaud de Louis XVI, jusqu’à celui des plus obscurs citoyens. Il est couvert du sang et des larmes de la patrie. Si comme l’a dit le poète Béranger2 : « couvert de lauriers et de fleurs et a brillé sur l’Europe entière » toutes ces victoires ont été stériles et sources de désastres bien capables de les effacer ! Ces désastres, nous les subissons encore, et ils pèsent sur la France comme un renard !

Sedan, Metz, et nos malheurs ne peuvent pas être oubliés ! Le drapeau tricolore n’a jamais couvert que le despotisme. Un seul instant, sous Louis-Philippe, il a flotté sur un gouvernement constitutionnel sans racine et sans avenir parce qu’il était né de la révolution.

Vous voyez donc, mon cher ami, que le drapeau blanc n’a rien à perdre à la comparaison et que s’il est plus que le drapeau tricolore, le drapeau de la gloire, il est aussi plus que lui, drapeau de la liberté !

Pourquoi donc le combattez vous ? Me direz-vous que le pays veut le drapeau tricolore ? Je vous demanderai qui vous l’a dit ?

Souvenez-vous de 1814 et 2115. À cette époque le drapeau tricolore était encore couronné par la victoire, sa gloire était immense dans l’armée et dans le pays, et cependant par le seul instinct de la justice, et du droit, sans excitation, sans pression de nulle part, la France entière a pris le drapeau blanc et chaque fenêtre de nos villes en fut spontanément ornée !

Laissez faire l’esprit logique de la France, son cœur et son sentiment de la vérité et ne vous inquiétez pas d’avance, pour plaire à nos adversaires, quel sera le drapeau de la monarchie .

La France, j’en suis convaincu, voudra ce que veut le roi, parce qu’elle a l’irrésistible désir de sortir de la révolution.

Vous m’avez dit, en votre première lettre que vous étiez la fidélité qui résiste. C’est certainement votre droit, puisque vous êtes convaincu. Mais prenez garde ! La pente est glissante et vous pourriez bien devenir la fidélité qui s’efface et qui disparaît.

Ce serait pour moi une profonde douleur et vous le comprendrez si vous appréciez toute l’affection que j’ai pour vous.

Je vous prie d’y réfléchir et je vous serre cordialement la main.

Votre tout dévoué

De La Rochette

1Louis-Philippe Ier (1773-1850), duc d'Orléans, puis roi des Français de 1830 à 1848.

2Béranger, Pierre-Jean de (1780-1857), chansonnier, très populaire en son temps.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 janvier 1872», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1872,mis à jour le : 19/10/2022