CECI n'est pas EXECUTE 3 janvier 1875

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3 janvier 1875

Louis de Carné à Alfred de Falloux

Au Perennou en Plomelin1, 3 Janvier [1875]2

Je vous remercie, mon cher ami, du fond du cœur des affectueuses paroles que vous voulez bien m’adresser et j’associe ces dames à mon plus sincère remerciement. Je viens d’être frappé en effet par la perte de ma belle fille morte en couches, du coup le plus douloureux peut atteindre le mariage puis avait été l’une des grandes joies de ma vie tant il réunissait de conditions de bonheur, et cette union avait encore dépassé toutes les espérances fondées sur elle. De tout cela il ne reste plus pour mon pauvre fils que de déchirants souvenirs et l’accablante responsabilité que fait peser sur un père de 34 ans l’éducation de deux enfants dont le dernier n’a pas dix mois. C’est heureusement un fort chrétien et c’est à son courage que le mien se retrempe. Ce coût est venu m’atteindre à la suite d’une longue maladie qui m’avait laissé bien peu de force. Toutefois, des devoirs impérieux parmi lesquels figure notre devoir académique vont m’appeler à Paris, où ma fille et mon gendre m’accompagneront. Mon docteur ne me permet un déplacement que pour la surveillance de mes enfants et je dois désormais vivre ce régime en abdiquant toute liberté. Un homme qui a eu jusqu’à 70 ans passés une belle santé et qui devient malade ressemble à celui qui tombe tout à coup de l’abondance dans la pauvreté, et qui après n’avoir jamais compté avec rien se voit soudainement conduit à compter chaque jour avec tout.

Dans mon état de santé et sous le coup de mon récent malheur ce n’est pas comme vous le pensez bien le goût du monde qui m’appelle à Paris. Tout est fini pour moi de ce côté-là, et bien plus encore du côté du monde politique. Je ne suis pas moins dégoûté et attristé que vous du spectacle de Versailles, et je voudrais pouvoir en détourner ma pensée incessamment obsédée par cette agitation stérile. C’est la passion déréglée dans l’impuissance : on dirait une orgie d’eunuques. Ces marionnettes qui remuent par ordre n’ont au fond qu’une seule pensée, c’est de prolonger un mandat que la plupart savent bien ne pouvoir être renouvelé mais n’en touchant pas moins à la dissolution qu’un tel spectacle rend inévitable et prochain. La nouvelle chambre ne sera pas l’assemblée jacobine que l’Union et l’Univers promettent à la France pour la régénérer dans le sang, mais elle n’en vaudra guère mieux à mon avis, on peut tenir pour à peu près certain qu’elle sera composée de deux gros bataillons à peu près égaux, dont l’un obéira à MM. Thiers et Gambetta et l’autre à M. Rouher3. En dehors de ces deux groupes on verra flotter quelques épaves des parties monarchiques épargnées par la tempête, et qui n’auront plus désormais qu’un seul rôle possible celui d’aller porter la majorité par leur vote à la république ou à l’empire. Voilà à quel résultat une grande opinion aura été conduite par le génie du chef de la maison de France4, après avoir eu durant quatre ans entre les mains de telles dispositions des destinés de son pays. C’est vraiment avec toute justice que le Duc de Bordeaux aura été, à sa naissance appelée l’enfant du miracle.

Je serai à Paris probablement du 1er février au 1er avril pour entrer à la seconde session du conseil général. Puissions nous vous garder plus longtemps que l’hiver dernier, car la seule consolation des honnêtes gens est aujourd’hui de causer et de gémir ensemble.

Tout à vous de cœur, et respectueux remerciements à ces dames qui ont bien voulu avoir une pensée pour moi et ma tristesse.

L. de Carné

1Château de Pérennou en Plomelin (Finistère), demeure de Louis de Carné.

2La date nous est donnée par l’allusion faite à l’âge de son fils (34 ans), Edmond de Carné-Marcein (1839-1925) qui venait de perdre son épouse Théodora de Guéhennec (1850-1874), décédée le 28 décembre 1874.

3Rouher, Eugène (1814-1884), avocat au barreau de la ville de Riom. Député de la Constituante (1848), puis de la Législative (1849). Ministre de la Justice à deux reprises (octobre 1849-février 1851 et avril-septembre 1851), puis ministre du Commerce, de l’Agriculture et des Travaux publics, et ministre d'État auprès des chambres de 1863 à 1867. Défenseur vigoureux du régime autoritaire et adversaire acharné du parlementarisme libéral. Se retire à Londres après la chute de l’Empire. De retour en France, il se fait élire député de Corse en 1872. Il demeure alors l’un des leaders les plus influents du parti bonapartiste. Il rentrera dans la vie privée après la mort du prince impérial (1879).

 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «3 janvier 1875», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1875,mis à jour le : 11/11/2022