CECI n'est pas EXECUTE 3 février 1880

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3 février 1880

Edouard Laboulaye à Alfred de Falloux

Le 3 février 1880

Monsieur, je vous demande pardon de répondre aussi tard à votre aimable lettre du 24 janvier. Nous avons été dans la fournaise parlementaire et je n'ai pas eu un moment à moi.

J'ai reçu avec grand plaisir votre petit volume sur l'Unité nationale1 ; j'avais lu l'article du Correspondant mais je suis bien aise d'avoir ce travail à part. Il est très bon à conserver. Vous parlez d'or, mais la passion antireligieuse avec les parties les plus remuantes de la république, il nous faudrait un Henri IV pour nous pacifier mais où est-il ? Et comment trouver une autorité suprême dans une république ?

Nous n'en voulons d'autres que la raison et la raison, nous ne l'écoutons pas.

M. Barthélémy St Hilaire2 a été des plus médiocres dans la discussion. Il s'est perdu dans des définitions de l'État auxquelles personne n'a rien compris.Dans son parti on a la pleine conscience de son échec.

Par contre, la discussion était vraiment belle. Monsieur de Broglie, de Chesnelong, M. Bocher3 ont fait de très beaux discours. Monsieur Wallon en a fait un très solide. La supériorité des adversaires du projet a été sensible pour tout le monde et l'opinion en a été assurée. C'est de bon augure pour la discussion de notre loi. Je crois l'article 74 bien compromis. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne poussera pas le gouvernement à quelques violences contre les congrégations.

La loi de 1850, l'édit de Nantes comme on l'a nommé justement, est renversé en partie par la loi du conseil supérieur ; je crois néanmoins qu'on n’osera pas toucher à la liberté d'enseignement. C'est dans une politique de liberté, je veux dire de séparation de l'école libre et de l'État, qu'il faut maintenant chercher le salut. Le système de 1850 était conforme à l'état des esprits, il était pacifique, il avait de la grandeur ; aujourd'hui on ne veut plus de la paix ni de l'accord, il faut accepter la situation nouvelle et chercher comme les Belges de 1830 la pacification pour la liberté. Qu'on laisse les catholiques entièrement libres, ils sauront se tirer d'affaire, et n'ont pas besoin de la protection d'un gouvernement qui passe entre les mains des partis.

Pardon de ces réflexions où je me laisse aller en écrivant à l'auteur de la loi de 1850.

Quant à nos espérances académiques5, elle passe par des altérations diverses ; je trouve partout un grand bon vouloir, mais beaucoup d'anciens engagements pris avec Monsieur Wallon et qui embarrassent. Je désirerais, je l'avoue succéder à Monsieur de Sacy6 que j'ai beaucoup aimé, sans quoi je céderais volontiers la place à Monsieur Wallon. Mais il n'a connu que de très loin M. de Sacy et n'en pourra rien dire que de banal.

On parle aussi d'une candidature de Monsieur Maxime du Camp7 qui serait reçu avec faveur par un certain nombre d'académiciens ; joignez-y la candidature de Monsieur Labiche8 qui soulève plus d'une objection chez les académiciens qui n'écrivent pas pour le théâtre, vous aurez le tableau des agitations académiques.

Pour se tirer d'embarras quelques-uns de vos confrères proposés de me porter ou de me déporter sur le fauteuil de Monsieur Jules Favre9. J'ai remercié ; je ne peux pas faire l'éloge de Monsieur Favre. Je n'ai jamais pensé ni parler comme je n'ai jamais pu dire ou écrire un mot que je ne pensais pas.

Excusez selon bavardage, votre bienveillance en est la cause, et laissez-moi me dire avec respect votre bien dévoué

E. Laboulaye

1Publié dans un premier temps dans le Correspondant du 25 novembre 1879, l'article de Falloux De l'unité nationale fut publié quelques semaines plus tard par l'éditeur A. Sauton (Paris, 1880, 93 p.). Dans ce texte Falloux s'en prenait violemment aux projets de laïcisation scolaire des républicains désormais au pouvoir et notamment à l'article 7 du projet de loi de Jules Ferry prévoyant d'exclure de l'enseignement les congrégations non autorisées.

2Barthélemy Saint-Hilaire, Jules (1805-1895), philosophe, historien et journaliste. Collaborateur du Globe à la fin de la Restauration, il était très proche de Thiers.

3Édouard Bocher (1811-1890), homme politique. Administrateur des biens de la famille d'Orléans après 1848, il avait été élu à l'Assemblée nationale de 1871 où il représentait le comte de Paris.

4En discussion au Sénat à partir de janvier 1880, l'article 7 de la loi Ferry qui voulait interdire lenseignement aux congréganistes non autorisés fut vivement critiqué au nom de la liberté de l'enseignement. Le 22 février, son adoption sera repoussée par 148 sénateurs contre 129.

5Candidat à diverses reprises à l’Académie française, E. Laboulaye n'y sera jamais élu.

6Sacy, Samuel-Ustazade-Silvestre de (1801-1879), écrivain et homme politique français, il fut nommé conservateur à la Bibliothèque Mazarine en 1836. Fils du célèbre orientaliste, il fut critique littéraire au Journal des Débats où il rédigea une grande partie des articles politiques jusqu'au coup d’état du 2 décembre se consacrant alors uniquement aux questions littéraires. Élu à l’Académie française en 1854, il entra au Sénat en 1865 bien qu’il ait été élu comme opposant au régime impérial.

7Du Camp, Maxime (1822-1894), journaliste et écrivain. Un des fondateurs de la Revue de Paris, proche de G. Flaubert, il fut l'auteur de plusieurs ouvrages dont Paris, ses organes, ses fonctions, sa vie (6 vol.). Il avait été élu à l'Académie française le 26 février 1880, au fauteuil de Taillandier, fauteuil convoité par Ch. de Mazade.

8Labiche, Eugène (1815-1888), auteur de pièces de théâtre, il sera également élu à l'Académie française le 26 février 1880.

9Favre, Jules (1809-1880), avocat et homme politique. Il devint vite l’un des chefs les plus célèbres du Barreau de Paris, principalement dans les affaires politique. Ardent républicain, il fut secrétaire général au ministère de l’Intérieur, en 1848, sous Ledru-Rollin. Élu lors des élections partielles de 1858, il devint l’un des chefs de l’opposition républicaine au Corps Législatif. Avec quatre autres républicains (Ollivier, Darimon, Hénon, Picard), il forma, à partir de la session de 1859, le groupe dit des Cinq, opposition majeure à l’empire autoritaire jusqu’en 1863. Il fut réélu en 1863. Après la chute de l’Empire, il se vit confier le poste de ministre des Affaires étrangères ; il se chargea d’organiser la résistance aux Prussiens et négocia un traité de paix.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «3 février 1880», correspondance-falloux [En ligne], 1880, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 28/11/2022