CECI n'est pas EXECUTE 29 décembre 1882

1882 |

29 décembre 1882

Louis Godifroy à Alfred de Falloux

Bourg d’Iré, le 29 décembre 1882

Monsieur le comte,

Le renouvellement de l’année est pour moi l’occasion de donner libre cours à une douce satisfaction en vous offrant mes hommages et mes souhaits. Je n’insisterai point ni sur la nature, ni sur l’étendue de ces vœux : la teneur de ma lettre vous en donnera à elle seule une idée entière, en même temps qu’elle en prouvera la sincérité.

Cette lettre, dis-je? Oui, Monsieur le comte, longtemps, je l’avoue j’ai hésité à l’écrire : je cède enfin, non pas seulement à un désir mais à un besoin invincible… A la première lecture vous serez vous même tenté d’y trouver de l’extravagance, ou bien une naïveté de premier ordre mais je ne sais quoi me dit que vous la comprendrez.

Depuis que je suis au Bourg d’Iré, en effet, j’entends sans cesse parler de votre générosité dans des termes qui révèlent tant la magnanimité que l’exquise délicatesse de votre cœur. Ces détails on produit sur moi une impression profonde qui vous a grandi à mes yeux non moins que les œuvres si nobles auxquelles vous avez à jamais attaché votre nom. Aussi, lorsque viennent des confrères étrangers, je ne puis taire mon admiration, sans me préoccuper de la manière dont ils interpréteront ma parole.

Oui, j’en ai la certitude, vous comprendrez les épanchements d’un cœur inquiet et souffrant, d’un cœur qui n’a jamais connu le langage de la flatterie, mais qui se confie et s’attache toutes les fois qu’il rencontre un autre désintéressé et oublieux de lui-même.

Mais vous vous demandez avec raison où je veux en venir : le voici en toute simplicité.

J’appartiens à une famille d’ouvriers pauvre mais très honorable. Mon père estimé de tous ceux qui l’ont connu est mort il y a sept ans, après avoir élevé et fait instruire ses enfants avec une abnégation dont Dieu, sans doute, l’aura récompensé. Travailleur intelligent et infatigable, il allait, aidé de ses enfants, jouir d’une aisance relative lorsqu’il fut frappé de la maladie qui en quelques mois le conduisit à la tombe. Ce fut à tout point de vue, perte irréparable.

D’un autre côté, un de mes frères, engagé soldat à la place de son frère moins fort et à l’esprit moins actif succomba à des fatigues de grandes manœuvres à Lyon, il y a six ans. J’avais espéré que son dévouement fraternel l’aurait ramené : Dieu en a décidé autrement.

Ma mère restait veuve avec cinq enfants encore. Mais d’autres sacrifices lui étaient réservés : mes deux sœurs écoutèrent la voix de Dieu qui les appelait à la vie religieuse à la communauté de Sainte-Marie La Forêt1. Aujourd’hui, elles sont en obédience, heureusement pourvues l’une et l’autre du diplôme. Ces vides rendirent bien triste existence de ma pauvre mère dont le cœur tant aimant comptait tant de blessures… aussi, ses fatigues aidant, je ne suis point surpris de la voir victime depuis six mois, d’une gastrite aiguë qui ne lui permet de prendre que du laitage.

Ma mère ! Je n’écris ce mot, Monsieur le comte, qu’avec un sentiment de respect égal à celui de ma piété filiale. Sage-femme renommée (elle opta le prix d’honneur en 1844 je crois) elle exerce sa profession avec art, sans doute, mais aussi avec une charité incomparable.

En dépit de sa pauvreté elle n’écoutait que son cœur, et elle fit, pendant 35 ans, plus d’aumône que n’en font souvent les chrétiens les plus aisés. De combien de misères elle fut témoin! Mais combien elle en secourut, soit par elle-même, soit en allant silencieusement frapper chez les autres.

Or, Monsieur le comte, depuis 9 ans que je suis prêtre, je n’ai cessé de lui venir en aide, ainsi qu’à mes frères et à mes sœurs. Confiant dans la promesse attachée au quatrième commandement, d’après laquelle les bénédictions du ciel récompensent, même ici bas, la piété filiale, j’ai donné sans compter. Est-ce que je pourrais me réserver quelque chose lorsque ma famille souffre ? De telle sorte qu’aujourd’hui mon avance se monte à 300 Fr. au plus.

Eh bien, dirai-je ? Mais oui, je le dirai avec simplicité, comme je l’ai annoncé, au début de cette lettre, une voix intérieure, depuis que je suis au Bourg d’Iré, me parle incessamment de vous comme mon refuge, il me semble qu’en m’envoyant ici si inopinément, la providence me ménageait votre rencontre.

Que de fois j’ai pensé : si j’avais 10.000 Fr. je serais riche pour toujours car je comprends la nécessité de l’économie : avec 5.000 Fr. je serais rassuré… mais où les prendrais-je ? Et par ailleurs avec mes seules ressources que puis-je espérer !! cependant, ajoutai-je, en moi même les sacrifices que j’ai fait ne seront pas perdus. Je vous avoue que ces soucis m’étaient inconnus jusque-là. J’allais avec confiance travaillant à peu près de toutes mes forces à la plus grande gloire de Dieu et rejetant ces intérêts matériels si peu dignes d’occuper l’esprit d’un prêtre… mais enfin voir ma mère dans la gêne, voir mon frère lutter contre l’indigence avec sa petite famille, me voir sur le point d’être moi-même aux prises avec des dettes après neuf ans de ministère, tout cela me trouble, et c’est tout cela qui me fait recourir à votre générosité alimentée par un cœur que mille voix m’ont appris à connaître, et qui malheureusement n’est pas encore assez connu.

Je vous parle de fortes sommes, Monsieur le comte, je m’effraie presque moi-même d’une confiance qui, si elle ne s’adressait à vous, me ferait paraître extravagant à mes propres yeux…

mais je ne retire rien, sachant que votre libéralité est encore au-dessus de ces chiffres. Toutefois, je m’empresse d’ajouter qu’un secours 10 fois inférieur me rendrait heureux.

Jamais avant ce jour, je n’ai rien demandé ; vous êtes le premier à qui j’ose m’adresser, et peut-être aussi serez-vous le dernier.

Je vous ai, Monsieur le comte, entretenu avec une expansion qui montre toute la confiance que je vous porte ; je vous prierai donc avant de vous quitter, de prendre conseil devant Dieu des suites à donner à ma supplique, et de considérer que vous obligerez un cœur qui n’a jamais pu rester sourd à une prière.

Agréez, avec mes vœux de bonne santé, les sentiments d’une estime dont vous voyez toute l’étendue et veuillez me croire votre très humble et respectueux.

L. Godifroy, vicaire à Bourg dIré

 

1Communauté religieuse établie à Angers (Maine-et-Loire).


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «29 décembre 1882», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1882,mis à jour le : 17/12/2022