CECI n'est pas EXECUTE Ier mai 1885

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Ier mai 1885

Louis Mercier à Alfred de Falloux

Le 1er mai 1885

Je craignais que, malgré mes explications nettes et franches d’autrefois, vous n’eussiez pas gardé de moi un souvenir aussi bon que je l’eusse désiré ; votre lettre me rassure à ce point de vue et me rend très heureux.

Mais elle me rend aussi très perplexe.

Quand j’ai embrassé la carrière de médecin de marine, j’étais bien résolu à y persévérer, à m’y élever le plus tôt et le plus haut possible ; j’avais quelque droit d’espérer puisque jusqu’ici j’étais arrivé, dans mes concours, soit le premier,soit l’un des premiers ; j’avais appris les principales langues européennes ; le côté militaire de la profession me plaisait, car la dépendance d’un officier vis-à-vis de son pays est la plus noble des dépendances. Malheureusement une maladie sérieuse contractée dans la récente campagne du Tonkin où je servais sous les ordres de l’amiral Courbet, m’a forcé de changer mes plans ; je me suis parfaitement guéri en France, il est vrai, mais je sais que la maladie récidivera presque fatalement, et plus grave encore, si je retourne aux colonies ; cette considération me déciderait, dans mon propre intérêt aussi bien que pour assurer à mes parents une vieillesse plus heureuse, à laisser la carrière de mon choix, à perdre tous les efforts faits jusqu’ici et à donner un autre but à mon existence. Encore faut-il avant de quitter la marine, que je trouve une situation à peu près équivalente.

Dans quelques mois, je vais passer à un grade supérieur et j’aurai une solde assez forte ; dans un nombre d’années indéterminées, un nouvel avancement augmentera sans doute cette solde jusqu’à l’âge de 45 ans où j’aurais droit à une retraite presque aussi élevée qu’une solde d’activité dans le grade que j’aurais alors. Il est vrai que les probabilités, si je reste dans la marine, sont que je mourrais aux colonies avant d’atteindre cet âge ; mais, si je meurs, le problème de l’existence est tranché pour moi ; si je vis, il est également tranché par la retraite que l’État me paiera.

Je vous ai fait cet exposé ennuyeux pour vous montrer que je ne peux raisonnablement laisser mon grade d’officier de la marine que pour une position qui ne me permettra pas seulement de vivre au jour le jour, mais encore d’économiser de quoi vivre quand j’aurai l’âge du repos ; en un mot, une position nouvelle ne devra pas seulement compenser la solde que je touche de l’État pour faire un service déterminé, mais encore la retraite que l’État me servirait plus tard alors que je ne ferai aucun service. C’est parce que cette double compensation me paraissait incertaine que j’ai refusé, peu de temps après notre 1re entrevue, de m’établir dans la petite ville de Mayet (Sarthe) où m’appelait un de mes anciens collègues de la Marine qui a débuté au Lude1, il y a quelques années déjà, sous le patronage de Madame Talhouet, et qui est maintenant dans une très belle situation.

Si je m’établissais au Bourg d’Iré, je ne doute pas que, patronné par vous, la clientèle de la commune ne me vint assez vite ; mais il y a beaucoup de médecins tout autour, et j’aurais beau leur demander, ils ne voudraient point se suicider, c’est-à-dire m’abandonner une part de leur clientèle.

Voilà le véritable peut-être le seul inconvénient du Bourg d’Iré ; la sphère d’action du médecin ne sera pas assez vaste ; il trouvera dans la commune de quoi subsister honorablement ; je crains qu’il ne trouve pas de quoi économiser ce que j’appellerai la retraite pour le jour où la fatigue, une infirmité, ou que sais-je encore, le forcera de ne plus exercer.

Voilà donc la lacune que votre subvention devrait combler, Monsieur le comte ; mais de tout ce qui précède il ressort clairement qu’on ne saurait lui assigner une durée fixe. Que le médecin du Bourg d’Iré se marie bientôt avec une jeune fille qui lui apportera de l’aisance que sa bonne étoile veuille qu’il est temps de sa clientèle aux dépens des confrères voisins, il se ferait un devoir de vous rendre aussitôt la disposition de l’allocation que vous lui auriez faite ; - mais, si malgré ses efforts il ne réussit qu’à moitié (cela se voit), s’il doit limiter sa clientèle au Bourg d’Iré, s’il ne peut se marier d’une manière satisfaisante, il faudrait qu’il put compter sur votre subvention aussi longtemps qu’il exercerait dans ces conditions désavantageuses.

Il me semble donc qu’un médecin dans la position que j’occupe actuellement ne pourrais s’établir au Bourg d’Iré (j’entends s’établir définitivement, jusqu’à la fin de sa carrière médicale) qu’avec les avantages suivants : logement, pour tout le temps qu’il exercerait la médecine, dans la maison, agrandie d’un 1er étage et dont les servitudes serait appropriées.

Subvention annuelle de 3000 Fr. de durée illimitée, avec cette clause qu’elle cesserait de plein droit le jour où le médecin du Bourg d’Iré n’y exercerait plus la médecine, et avec l’engagement d’honneur pris par ce médecin d’abandonner la subvention du jour où il jugera sa situation présente et à venir bien assurée.

Ces dispositions recevraient une forme contractuelle pour parer à toutes les éventualités.

Voici en conscience ce qui me paraît nécessaire ; assurément ces propositions vous paraîtront exagérées ; j’en jugerais probablement ainsi à votre place ; car enfin toutes les obligations sont de votre côté tandis que du mien il n’y aura que des obligations morales, et vous me connaissez bien pour savoir quel fond l’on peut établir sur ma parole. Incontestablement un jeune médecin sans place se contentera de moi ; il acceptera une subvention de 2, 3, 4 ans peut-être avec l’arrière-pensée, s’il ne réussit pas, de chercher ensuite fortune ailleurs. Pour moi, j’ai cru devoir vous dire nettement ma pensée, en homme qui a jusqu’ici rempli strictement ses devoirs, et qui espère bien continuer. Que si vous pensez que je m’estime par trop, vous connaissez les hommes trop bien et depuis trop longtemps pour être surpris d’en voir un qui manque de modestie ; si encore il ne manquait pas d’autre chose !

Quoi qu’il advienne Monsieur le comte, je garderai toujours de vous un profond souvenir ; je ne vous connaissais pas par la grande et noble place que vous avez eue dans l’histoire contemporaine ; je suis heureux de vous avoir approché de plus près et d’avoir vu par moi-même avec quelle grandeur vous soutenez tant d’œuvres généreuses. Merci pour la bonté, pour la courtoisie que vous m’avez témoignée ; permettez en retour que ma mère et moi nous vous assurions de nos sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.

Louis Mercier

1Ville de la Sarthe.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «Ier mai 1885», correspondance-falloux [En ligne], 1885, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 19/12/2022