CECI n'est pas EXECUTE 22 décembre 1852

Année 1852 |

22 décembre 1852

Francisque de Corcelles à Alfred de Falloux

Essay-Orne, 22 décembre 1852

Il n’y avait aucun oubli, mon cher ami, dans ce long silence que bien souvent, moi-même, j’ai tenté d’interrompre par une invocation de votre bon souvenir, de vos conseils, et de tous les tendres sentiments qui m’attachent si parfaitement à vous. Mais il y avait trop à dire. Les grandes eaux emportent si vite nos projets et nos rêves ; l’avenir est encore si voilé que l’échange de nos pensées est à chaque instant dépassé par quelques sujets de préoccupation nouvelle. Vos questions me tirent d’embarras en me montrant deux ou trois points abordables.

Je veux d’abord vous remercier de m’avoir donné de si précieuses nouvelles de votre retraite, de ceux que vous aimez et qui vous aiment. Madame de Falloux heureusement bien réacclimatée, votre chère petite Loyde fortifiée et sans le moindre malaise. Que Dieu soit loué ! C’est bien par là qu’il fallait commencer. Vous avez pourtant oublié l’inséparable Ress[éguier]. Quand je pense à lui, je pense à vous. Où est-il ? voulez-vous bien lui envoyer ce petit mot ?

Ici, après de nombreuses visites de parents et amis, mes deux belles sœurs et leurs enfants, Jules1, Ch. d’Assailly2, Tocq[ueville]. Riv[et]3. Louis4, Beaumont etc, nous achevons dans le voisinage des Barberey5 et de ma sœur aînée, notre temps de résurrection champêtre. Mme de C. et ma fille ne m’ont jamais donné plus de sécurité sur leur santé. Le petit béni de Pie IX nous fait jouir sans cesse et profiter lui-même de grâces envoyées sur son berceau. Nous prolongerons ces moments d’une si grande paix jusqu’à la fin de janvier. J’ai entrepris au mois de juillet un pèlerinage au vieux <mot illisible> de Corcelle, près de Macon, puis à Tocqueville, à la pointe de de Barfleur, et c’est alors que j’ai pu voir en passant M. B. Je songe à vous visiter au printemps. Si Ress[éguier] se mettait de la partie, je ne résisterai pas à une si charmante étoile. Ce que vous me demandez de vos dispositions à l’égard de Monsieur B[erryer]. ne m’a pas surpris. Elles répondent à ce qu’il m’avait d’avance profondément exprimé à votre sujet. C’est un noble naturel, d’une bien admirable facilité et promptitude de bon jugement, avec d’incomparables qualités que l’âge et les épreuves ne pouvaient qu’épurer. Partant, vous devez vous complaire. Inutile de revenir sur les sujets que vous avez traités. Nous pensions en juillet qu’une déclaration était nécessaire. Un accroc venait d’avoir lieu. Elle pouvait servir à le réparer ; mais nous n’en connaissions pas toutes les circonstances. On a été très discret de part et d’autre. Depuis, je n’ai su quelques détails que par J6. qui assurait n’avoir pas lu le texte de la lettre écrite et non agréée quoique accueillie, sous les rapports de famille, avec bienveillance et politesse. Il paraît que le droit principal était bien reconnu, mais que pour un concours actif, on parlait plus ou moins clairement, de certaines conditions relatives à des couleurs, à des <mot illisible> à une étiquette ou un intitulé. Il faut convenir que l’idée de ces conditions avait été malheureusement encouragée par des assurances non autorisées de plusieurs de nos amis. J’approuve fort qu’elle n’aient pas été acceptées directement ni indirectement. Y avait-il moyen de renouer des relations après cette peine d’amour-propre ? Je l’ignore. Le refus n’a provoqué aucun éclat de colère, mais beaucoup de découragement et d’inertie. La dispersion des auteurs de la démarche est arrivée presque aussitôt, en sorte qu’un complet silence a tout enveloppé depuis le moment dont je parle. En fin de compte, il ne reste de la tentative qu’une reconnaissance sans effet public, et sans hostilité ni intimité. J’espérais que la dernière déclaration provoquerait une manifestation parallèle et conforme. Il n’en a rien été. Leur a-t-elle été préalablement et particulièrement communiquer ? J’ai lieu de croire que non. Tout récemment, le découragement, l’inertie, la dispersion continuent.

Quant à la déclaration, en elle-même, j’étais résolu, a priori, à lui obéir purement et simplement, convaincu que dans des temps aussi difficiles, surtout, il faut se confier dans la seule direction possible, et après l’avoir assisté des conseils sincères, ne jamais la contrarier. «  Après qu’on a dit la vérité à ses stylites condamnés à ne jamais descendre, il ne reste qu’à laisser faire et les aider. Ils ne peuvent voir aussi bien que nous ce qui se passe en bas; mais en revanche ils voient plus loin. Ils ont un certain tact intérieur qui les conduit souvent mieux que le raisonnement de ceux qui les entourent » C’est de Maistre7 qui parle ainsi. Cela n’a pas empêché les amis dont vous me parlez de grogner un peu de ce qu’ils considéraient comme un diminutif décoléré, gratter et retoucher, de la lettre de Ven8. D’autres, de la nuance à côté auraient voulu des compliments à leurs 18 printemps. Mais aucun blâme aigri ou absolu ne s’est révélé. Les dispositions de tous sont à peu près les mêmes ; les relations avec nos amis sur le même pied. Rien n’est donc changé d’un côté ni de l’autre. Tout ce qui a un passé honorable ou considérable se tient à l’écart. M. B[erryer]. sait-il tout ? Je l’ignore. Seulement, j’ai eu des preuves récentes dans la pleine confiance qui lui était accordée. L’acte même a été conseillé par lui ; les termes ont été proposés par ses amis. Le programme de ses idées, tel que je le lui ai entendu exprimer, n’a pas été contredit. Je vous questionne à mon tour, cher ami et vous demande ce que vous pensez de cet acte ? Il me semble que le public non rallié au nouveau régime l’a trouvé convenable pour bien des raisons. Les principales c’est qu’il était approprié à son tempérament, à son grand désir d’obtenir un répit. La place donnée par le Moniteur entre les infamies des deux larrons Montagnards a aussi fait valoir la modération des 12 lignes. J’avais d’abord souhaité, non plus des garanties, mais plus de verves, et j’ai fini par me résigner à la difficulté des temps aussi bien que des situations.

Quant au pouvoir actuel, il me paraît consister en une immense captation des multitudes qu’il sera difficile de contenir. C’est du socialisme fait homme. Droit du travail ouvert sous forme de gigantesques entreprises en tous genres, promesses de crédit et d’aisance à tout le monde sur tout le monde ; la charité officielle inaugurée sur les ruines de la charité et de la liberté chrétienne. Or, quand on procure tout cela à la France, la promesse s’étend à l’Europe sur les ailes d’une insatiable et rapide cupidités. Des crises agricoles, financières, commerciales peuvent hâter les fruits de ce régime. Avec une certaine modération, il a plus de chances de durer ; mais alors aussi, il a plus de chances de propager partout les mêmes réclamations du bien-être et d’envahir toute la race de Japhet9. Je crois également la liberté de l’Église fort peu assurée des qu’on croira n’avoir plus besoin d’elle, après le sacre par exemple, ou lorsque le courant des masses poussera aux vieilles rancœurs et méfiances. Je m’attends donc à bien des épreuves. Si elles ne sont qu’intérieures, il y a remède pour le pays si ce n’est pour nos personnes. Ce qui est à redouter, c’est qu’on cherche au-dehors des diversions aux futurs embarras intérieurs. En voilà trop long et cependant bien peu. Que ne suis-je au Bourg d’Iré pour m’y désoler et en même temps espérer à plein cœur ! L’espérance est fille de la foi. Fiat misericordia tua, Domine, super nos, quemadmodum speravimus in te10 !

Connaissez-vous le rassurant proverbe portugais qui dit que la Providence écrit droit sur une ligne courbe. Je ne les commente pas de peur de parler des travers sur la ligne droite. Adieu, Cher ami, veuillez me mettre au pied de Madame. Bonne année, bénédiction sur vous et surtout les vôtres ! C’est les vœux d’une âme remplie de votre vérité et de l’affection qu’elle vous a vouée.

Fr. C.

T[ocqueville]. a été bien souffrant, il y a un mois. On lui a mis jusqu’à 5 dessiccations à la fois, pour une sorte de pleurésie. Il est maintenant à peu près comme à l’ordinaire et s’occupe de recherches et jugements sur la révolution française.

P.S. si vous adhériez à la lettre que vous avez écrit M. de Jouvenel11 et que je viens de lire à l’instant <le reste est illisible>

1Jules Adrien de Lasteyrie (1810-1883), journaliste, écrivain et homme politique. Fervent orléaniste, il fut élu député de Seine-et-Marne de 1841 à 1848 et sous la Seconde République (1848-1849). Réélu à l'Assemblée nationale en 1871, il deviendra sénateur inamovible.

2Assailly, Charles-Philppe-Alfred d' (1804-1869), fut ministre plénipotentiaire à Cassel, démissionnaire en 1852, après le coup d’État. Il avait épousé Adrienne-Octavie de Lasteyrie.

3Rivet, Jean-Charles (1800-1872), homme politique. Préfet du Rh^ne puis député de Corrèze de 1839 à 1846). Élu à l’Assemblée constituante de 1848, il sera conseiller d’état sous le Second Empire. En 1871, il sera élu à l’Assemblée législative. Il est l’un des plus proches amis de Tocqueville.

4?.

5Maurice Bailly de Barberey (1818-1889). Légitimiste,il est un fervent partisan du comte de Chambord qu’il rencontra à plusieurs reprises et dont il devint le correspondant politique pour la province de Champagne.

6J pour Jules de Lasteyrie ?

7Joseph de Maistre (1753-1821), philosophe. Savoyard, il était sujet du roi de Piémont-Sardaigne. Magistrat au Sénat de Savoie comme son père, il quitta la Savoie à l'arrivée des troupes françaises en septembre 1792 et se réfugia en Piémont puis en Suisse. Il publia, en 1797, son premier ouvrage Les considérations sur la France. Rentré en Italie en 1799, il fut chargé par le roi de Sardaigne de le représenter auprès du tsar. Il resta en poste à Saint-Pétersbourg jusqu'en 1817. Revenu en Italie, il mourut à Turin. Auteur de plusieurs ouvrages, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1814), Du Pape (1819) et Les Soirées de Saint-Pétersbourg (ouvrage publié en 1821 peu après sa mort), De Maistre, comme De Bonald refusa tout compromis avec les principes nouveaux issus de la révolution. Joseph de Maistre et Mme Swetchine, sur laquelle Falloux écrivit une biographie, avaient lié connaissance en Russie.

8?

9?

10Que ta miséricorde, seigneur, veille sur nous, nous avons mis en toi notre espérance.

11Léon de Jouvenel des Ursins (1801-1886), homme politique.Légitimiste, il fut député de la Corrèze de 1846 à 1848, puis de 1852 à 1863 et de 1871 à 1876.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «22 décembre 1852», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1852,mis à jour le : 19/02/2023