Année 1862 |
23 septembre 1862
Gustave de Beaumont à Alfred de Falloux
Galerrande1, 23 septembre 1862
Je vous écris de l'habitation de ma nièce Mme de Ruillé où votre bonne lettre est venue me trouver; car je suis en vacances comme mon petit écolier et c'est seulement pendant la fin d'août et le mois de septembre que je me permets de quitter mon poste de précepteur. Alors, il est vrai je cours de tous côté sans toucher la barre. Aujourd'hui, je me trouve dans un pays qui est presque le vôtre; cette partie du moins est presqu'Anjou et je vis au milieu de gens auxquels votre nom est très cher, et n'est prononcé qu'avec des sentiments de respect et d'affection auxquels je n'ai pas besoin de vous dire que je me sens très sympathique. Je ne fais donc que continuer mes conversations de tous les jours en m'entretenant un moment avec vous. Un mot d'abord sur l'ouvrage de M. l'abbé Perraud2 et sur Le Correspondant. Sans la situation accidentelle où je me trouve et que je vais vous dire, j'aurai été charmé de faire dans Le Correspondant l'article que Le Correspondant désire. Je trouve excellent le livre du P. Perraud et j'aurais eu grand plaisir à dire au public tout le bien que j'en pense. Mais jugez vous-même du cas où je suis. Dans un mois probablement, Levy va publier une nouvelle édition de mon Irlande3, où j'ai du pour rajeunir un peu mon œuvre, joindre pour forme de préface de cette 7ème édition un exposé des faits qui se sont accomplis depuis la Ière apparition de mon livre avec un précis de la situation actuelle et mon appréciation de cette situation en somme. Cette préface contient tout ce que j'aurai eu à dire à l'occasion du livre du P. Perraud4. S'il ne s'agissait que de moi, je sacrifierai volontiers le petit <deux mots illisibles> de mon Levy, dont je suis fort ennuyé, en faveur du livre du P. Perraud, qui a pour moi tout l'attrait de la nouveauté et de la supériorité; mais je dois tenir compte de mon éditeur qui me reprocherait de lui jouer un mauvais tour. C'est à dire à exprimer çà et là dans la nouvelle édition de mon Irlande ce que je pense de l'Irlande de M. l'abbé P. Vous seriez bien aimable mon cher ami, si en accueillant avec indulgence mes motifs, vous étiez assez bon pour les faire bien comprendre à vos bons amis du Correspondant, que j'ose appeler les miens, pour les avoir trouvé tels en toute circonstance et auxquels d'ailleurs je ne tarderai pas à faire appel pour invoquer le secours de leur publicité et de leur patronage. Cette édition nouvelle de l'Irlande m'a pris pas mal de temps. Ce pays est dans un état très compliqué, qui pour être compris demande beaucoup d'analyse et de réflexion. Mais à quoi bon entamer ce sujet ? Dés que l'édition nouvelle paraîtra vous la recevrez. Tout en travaillant à l'Irlande, je n'ai pas perdu de vue la préparation de la seconde édition de la correspondance de Tocqueville5, que Levy doit me demander au premier jour, à ce qu'il m'a dit lui-même mais j'ai été un peu entravé dans cette œuvre par l'état de santé de Mme Tocqueville à laquelle j'ai besoin de temps à autre de demander quelque avis ou au moins quelque autorisation. La pauvre femme toujours bien faible, vient d'avoir une fièvre majeure (?) qui l'a tenue au lit pendant deux mois; il n'y a guère que huit jours qu'elle peut se lever et elle n'a pas encore pu reprendre sa correspondance avec ses plus intimes amis. Voilà trois mois que je n'ai reçu un mot d'elle et un an que je ne l'ai vu. Je lui avais parlé l'an dernier à pareille époque, à Tocqueville, de votre désir si légitime d'avoir les autres lettres de Madame Swetchine qu'elle peut posséder encore, et notamment celle6 qui répond à cette lettre si grave de notre ami! Elle me promit alors d'y penser lorsqu'elle ferait la révision de tous les cartons et papiers de son mari. Je suis convaincu qu'elle n'a rien pu rechercher. La pauvre femme est toujours accablée moralement et la force physique lui manque entièrement. Son intelligence n'a jamais été plus vive, sa mémoire plus précise, et son esprit plus animé, mais le cœur est blessé et le corps à moitié éteint. Quand elle a la force d'écrire, ses lettres sont charmantes, pleines d'idées. Chez elle la pensée est restée dans toute sa vigueur; mais elle va rarement jusqu'à l'action , elle ajourne tout ce qu'elle doit faire et je ne sais si jamais elle le fera. Elle se sent si faible qu'elle fuit par cette raison tout contact avec les humains, même avec ses plus proches et ses plus intimes amis, ne voyant pas que par cet isolement absolu elle se fait un mal d'un autre genre, plus grand que ne le serait la fatigue matérielle d'une conversation au fond. C'est une personne détruite par la douleur. Croyez bien, cher ami, que si je vois un moyen de mettre la main sur ce que vous cherchez, je le saisirai avec empressement pour vous le transmettre aussitôt. J'y ai comme tout le public un intérêt personnel outre mon vif désir de ne jamais rien omettre de ce qui peut vous être agréable. Je vous envoie mon entier dévouement.
Je voudrais bien savoir que les eaux de Royat7 auront donner un peu du bien que vous êtes allés leur demander.