CECI n'est pas EXECUTE 25 août 1884

1884 |

25 août 1884

François Bouvier d'Yvoire à Alfred de Falloux

Yvoire par Sciez (Hte-Savoie)

25 août 1884

Monsieur le Comte,

Votre réponse, si bienveillante d’ailleurs, ne me permet pas de rester sous le coup du reproche que vous me faites. Une conversation que je viens d’avoir avec M. Lagrange me permet de comprendre comment ma pensée n’a pas été prise dans son véritable sens. M. Lagrange s’est récrié aussi quand je lui ai dit que le choix du mot : monarchie chrétienne était habile. Il ne s’est rendu compte qu’après une vive explication, du genre d’habileté dont je voulais parler, non pour justifier, mais bien pour accuser L’Univers. Je lui ai dit que L’Univers avait fait comme les pirates qui se couvrent d’un pavillon choisi pour endormir ou effrayer leurs victimes.

J’ai fait remarquer que la perfide habileté de L’Univers aboutissait à nous mettre en face d’un dilemme désastreux ou tout au moins fort embarrassant. Car si nous acceptons le mot monarchie chrétienne, nous effrayons tous ceux qui voient le retour à je ne sais quel régime théocratique détesté. Si au contraire nous repoussons le mot monarchie chrétienne nous nous aliénons tous ceux qui espèrent le retour à un régime où la religion ne sera plus persécutée.

J’ajoute que le Pape1, même quand il voudrait détruire l’équivoque et repousser l’intrigue de L’Univers serait assez embarrassé ; car en principe le Pape ne peut que désirer que toutes les monarchies et tous les gouvernements soient aussi chrétiens que possible ?

Je suppose avec une probabilité de plus en plus certaine que L’Univers sert à Paris et à Rome, l’intrigue bonapartiste. Les bonapartistes ne repousseront pour leur gouvernement futur aucune épithète. Ils en changeront seulement suivant les gens dont ils voudront capter la faveur et leurrer les espérances. Chrétiens avec les uns, révolutionnaires avec les autres, ils piperont tout le monde. On ne peut pas les suivre dans cette voie. Et si on voulait les y suivre, on ne réussirait pas ; car ils y sont passés maîtres. C’est pour cela que L’Univers veut nous y engager. Et je trouve que ce n’est pas facile de se dégager de l’impasse vers laquelle il nous pousse.

Heureusement, vous irez à Rome et là comme à Paris, on vous entendra, on profitera de votre expérience. Seulement, je vous en supplie, consentez à ne pas oublier que le Pape ne peut jamais concentrer son attention toute entière sur un pays isolé, lors même que ce pays est la France. Dans tout ce qu’il dit, dans tout ce qu’il fait, le Souverain Pontife est obligé d’avoir l’œil à toutes les conséquences qu’on pourra tirer de ses paroles et de ses actes, dans tous les temps et dans le monde entier. Il est des cas où l’on peut préciser telle situation particulière de tel pays, et éliminer toutes les situations différentes ; mais cela me paraît extrêmement difficile, même en précisant notre situation en France, que le Pape puisse condamner le mot monarchie chrétienne.

D’ailleurs, puisque le St Siège est officiellement en relations avec la république, le Pape peut difficilement prononcer une parole qui ferait la lumière en faveur de la monarchie. Vous voyez que je ne me fais aucune illusion sur la détestable intrigue de L’Univers ; mais je la trouve fort embarrassante.

Veuillez agréer, Monsieur le comte, l’expression respectueuse de mon attachement et de mon dévouement.

B. F. d’Yvoire

 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «25 août 1884», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1884,mis à jour le : 11/03/2023