CECI n'est pas EXECUTE 21 mai 1848

Année 1848 |

21 mai 1848

Adolphe Thiers à Joseph-Paulin Madier de Montjau

Paris, 21 mai 1848

Mon cher Madier1

Voici mon avis sur des questions fort importantes du moment présent.

Vous connaissez l’entêtement ordinaire de mes opinions politiques sociales économiques vous savez mon peu de goût pour la députation vous êtes donc bien convaincu que je ne ferais pas le sacrifice d’une seule de mes façons de penser à la multitude électorale. Mais je suis quelquefois dépité en voyant les sottes opinions que me prêtent plusieurs de vos amis à l’égard du clergé.

Il me semble qu’après avoir lu ce que j’ai écrit sur le concordat ils devraient être un peu plus éclairés sur mes sentiments vrais.

En tout cas la révolution du 24 février aurait changé beaucoup de choses à ce sujet et ne permettrait pas un doute si on en avait eu un seul. J’ai toujours cru qu’il fallait une religion positive un culte un clergé et qu’en ce genre ce qu’il y avait de meilleur car c’était ce qu’il y avait de plus respectable. Aujourd’hui que toutes les idées sociales sont perverties et qu’on va nous donner dans chaque village un instituteur qui sera un phalanstérien je regarde le curé comme un indispensable rectificateur des idées du peuple. Il lui enseignera au moins au nom du Christ que la douleur est nécessaire dans tous les états ; qu’elle est la condition de la vie et que quand les pauvres ont la fièvre ce ne sont pas les riches qui la leur envoient.

Sans salaire, il n’y a pas de clergé. Beaucoup de catholiques se trompent à cet égard, et s’ils n’agissent qu’en renonçant au salaire ils seront affranchis de l’État. Ils ne seront affranchis que de la peine de toucher leur argent, mais voilà tout. Le joug sera de fer pour eux, comme pour nous tous, et ils mourront de besoin dans leur servitude aggravée.

Qu’on soit bien convaincu que dans les neuf dixièmes de la France, on laisserait mourir de faim le prêtres. En Vendée peut-être on les nourrirait de grands propriétaires même pourront former une caisse où il y aura quelques millions (ce dont je doute) et Dieu sait ce qu’on fera de ces millions ! Je ne cesse mon cher Madier de vous le dire depuis deux mois : avec ce système nous ferions rétrograder la France jusqu’à l’Irlande.

Quant à la liberté d’enseignement je suis changé2 ! Je le suis non par une révolution dans l’état social. Quand l’université représentait la bonne et sage bourgeoisie française, enseignait nos enfants suivant les méthodes de Rollin, donnait la préférence aux saines et vieilles études classiques sur les études physiques et toutes matérielles des prôneurs de l’enseignement professionnel, Oh ! alors je lui voulais sacrifier la liberté d’enseignement.

Aujourd’hui je n’en suis plus là, et pourquoi ? Parce que rien n’est où il était. L’université tombée aux mains des phalanstériens prétend enseigner à nos enfants un peu de mathématiques, de physique de sciences naturelles et beaucoup de démagogie ; je ne vois de salut (s’il y en a) je ne vois de salut que dans la liberté d’enseignement.

Je ne dis pas qu’elle doive être absolue et sans aucune garantie pour l’autorité publique ; car enfin s’il y avait un enseignement Carnot et au-delà, un enseignement Blanqui, je voudrais bien pouvoir empêcher au moins le dernier. Mais, en tout cas je répète que l’enseignement du Clergé que je n’aimais point, par beaucoup de raisons me semble maintenant meilleur que celui qui nous est préparé.

Telle est ma façon de penser sur cela. Je suis tout ce que j’étais, mais je ne porte mes haines et ma chaleur de résistance que là où est aujourd’hui l’ennemi. Cet ennemi, c’est la démagogie et je ne lui livrerai pas le dernier débris de l’ordre social c’est à dire l’établissement catholique.

S’il fallait livrer ceci à l’impression, je le raisonnerais plus fortement et avec plus de convenance de langage mais on peut communiquer cela à mes amis sans indiscrétion. Je n’en désavouerai rien que l’impression car j’aime à mieux faire ma toilette pour paraître en public.

Adieu, tout à vous

Thiers

1Madier de Montjau, Jospeh-Paulin (1785-1865). Avocat, magistrat (ancien conseiller à la Cour de Cassation) et homme politique.

2Thiers, qui passait jusque là pour un aniclérical, s’est alors rallié à la future loi de l’enseignement qui deviendra loi Falloux.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «21 mai 1848», correspondance-falloux [En ligne], Années 1848-1851, Seconde République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1848,mis à jour le : 05/04/2023