CECI n'est pas EXECUTE 22 juin 1885

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22 juin 1885

Alfred de Falloux à Albert de Rességuier

Paris 22 juin 1885*

Cher ami,

j’ai dîné hier avec Paul1 en dîner d’adieu et je vais tout à l’heure aller m’informer s’il est bien parti, ce matin, avec Gabrielle, comme il en avait le projet. Je lui portai la lettre du Pape2, qui venait de paraître dans L’Univers, sans qu’il se prononçât en quoi que ce soit sur les faits et la portée de cette lettre par rapport à lui. Cela m’aurait fort aidé dans ma propre interprétation. Peut-être viendra-t-il à mon secours ce soir ? En attendant, j’ai consulté Paul en lui disant avec beaucoup de sincérité : « Les deux choses dont j’ai le plus horreur sont le paradoxe et la mauvaise foi. Je ne voudrais donc me rendre coupable ni de l’un, ni de l’autre vis-à-vis d’Albert en lui disant que la lettre du Pape prouve son obstination à se tenir dans l’ambiguïté et à nous donner pour panacée universelle l’une infaillibilité qui va beaucoup plus loin que les définitions du Concile et dont, en fait, la pratique continuera à rester lettre morte, ce qui ne lui fera aucun plaisir, mais ce que, certainement, il aimera mieux que de donner franchement tort ou raison à quelques un dans l’ordre des idées qui ont compris et qui, à bref délai, perdront l’Église en France. »

Paul n’a rien nié de tout cela. Il a même ratifié dans son approbation quelques-uns de mes dires. Néanmoins, je suis demeuré convaincu qu’il ne voulait pas plus se prononcer entre vous et moi que le Pape entre les deux partis3 dont il a peur.

C’est donc à vous maintenant, cher ami, à me dire comment vous avez compris la lettre au cardinal Guibert4 et ce à quoi, selon vous, je suis condamné.

Du reste, en dehors de notre quasi pari, la lettre a charmé le duc de Broglie et ne m’a point fait de la peine en ce qu’elle est bien visiblement dirigée contre le cardinal Pitra5 et contre ses amis6. Cela est trop excellent pour que je me refuse à le voir, mais proetereaque nihil7. Le conseil de se laisser conduire par son évêque est répété pour la seconde fois, mais n’est pas plus pratique la seconde que la première et ne détruit pas l’argumentation de L’Univers disant : « mais les évêques ne sont pas d’accord. Comment faire pour obéir en même temps à l’évêque d’Angers8, qui dit oui, et à l’archevêque de Tours, son métropolitain, qui dit non ? » –

Quand vous m’aurez tiré de ce pas qui m’intéresse beaucoup, cher ami, vous m’aurez rendu un grand service que je paye d’avance par tous les vœux les plus fervents et les plus fidèles.

Alfred

PS : je déjeune mercredi chez Mme d’Harcourt9 (Ste Aulaire) dont l’amabilité pour moi s’est ravivée par la mort de Victor Langsdorf10, enlevé subitement après 3 carafes d’eau glacée avalées coup sur coup avec du sirop de groseille.

 

*Lettre publiée par Gérald Gobbi, Alfred de Falloux et Albert de Rességuier,une amitié dans le siècle. Correspondance 1879-1886, Paris, Société des Écrivains, 2013.

1Paul de Rességuier (1813-1889), frère aîné d'Albert de Rességuier.

2Ayant été mis en cause par certains des membres de la sphères catholique intégriste, le pape Léon XIII avait riposté d'abord au Siglo futuro en Espagne, puis plus vigoureusement encore et plus près de lui, au Journal de Rome, et à M. des Houx, qui le contrecarrait sur tous les points.

3Catholiques libéraux et catholiques intransigeants.

4Mgr Guibert, Joseph-Hippolyte (1802-1886), archevêque de Paris. Nommé évêque de Viviers en 1841, puis archevêque de Tours en 1857, il était plus gallican que libéral. Il ne montra guère de sympathie pour L’Univers. Il avait été nommé archevêque de Paris en 1871 en remplacement de Mgr Darboy tombé sous les balles des Fédérés.

Concernant la lettre voir note infra.

5Pitra, Jean-Baptiste (1812-1889), bénédictin, historien de l’Église et patrologue. Sacré évêque de Frascati le 1er juin 1879, il avait été transféré au siège de Porto et Sainte-Rufine en mars 1884 en tant que sous-doyen au Sacré Collège.

6Le cardinal Pitra (1812-1889) avait publié en mai 1885 un texte dans lequel il critiquait implicitement les orientations libérales de Léon XIII. Il avait été l’objet d’une remontrance du pape dans une lettre adressée à Mgr Guibert le 17 juin 1885. Le 20 juin, Mgr Pitra dut s’incliner dans une lettre adressée au pape.

7« Rien de plus ». La vers d’Ovide est Sunt verba et voces praetereaque nihil (Des mots et des paroles, et rien de plus).

8Mgr Freppel.

9Harcourt, Paule de Saint-Aulaire, marquise d', (1817-1893).

10Langsdorff, Victor de (1834-1885), préfet et auteur de comédies françaises.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «22 juin 1885», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1885,mis à jour le : 14/08/2023