Année 1863 |
23 avril 1863
Louis de Carné à Alfred de Falloux
23 avril 1863
Si l'on m'avait, mon cher ami, assuré, il y a 8 jours que je serais aujourd'hui candidat très sérieux au fauteuil de M. Biot1 j'en aurai éprouvé un très grand étonnement. Tout entier aux devoir que la Providence m'a envoyé, j'avais à peu près perdu le souvenir de l'Académie et de ma <mot illisible> de l'année dernière, car c'est le propre des grandes douleurs de faire oublier les petites. J'en étais là lorsqu'une réunion forcené chez le duc de Noailles et dont j'ignorais jusqu'à l'existence il m'a fait exprimer le désir de me voir poser ma candidature qu'elle s'est engagée à défendre avec unanimité et chaleur. Ces messieurs ont pensé que mon nom était beaucoup plus favorable que celui du père Gratry pour rétablir certaines situations mal engagées vis-à-vis de M. Littré2 et pour maintenir à cette lutte un caractère tout littéraire et tout laïque. Vitet3 et Montalembert qui m'ont fait les premiers connaître ce résultat m’ont présenté une liste réputée certaine de 13 voix pour moi, la vôtre comprise. Bien entendu de 15 pour Littré et de 7 ou 8 voix douteuses sur lesquelles on croit aujourd'hui pouvoir compter 4 ou même 5 suffrages favorables. Vous voyez que la situation serait assez bonne si tous vos amis sont sur le champ de bataille et maintiennent jusqu'au 23 cette armée tiraillée entre la phalange de la rive gauche exaspérée par la perspective du succès de Littré et la place Saint-Georges4 engagée d'amour propre dans la candidature de ce dernier et qui y apporte une grande passion nullement contre moi mais pour lui.
Je n'ai pas à vous dire combien vous me manquez ici, mon cher ami, car si vous n'arrivez que le 22 vous ne me porterez que votre voix et si vous veniez plutôt vous me donneriez votre influence ça me manque que le ciel va vous donner pour cela un rayon de bonne santé. il me semble que la main de Dieu est dans cette étrange affaire puisque la mienne n'y est pour rien. enfin c'est un dernier défi que je me trouve dans les trois obligations de jeter à une mauvaise fortune. Venez de grâce m'assister dans ce duel contre le sort et me servir de second.
La chronique du second fauteuil m’édifie et m'ennuie de plus en plus sans que j'y sois d'ailleurs intéressé. Tout le monde me paraît trouver cette nomination un peu saugrenue mais surtout ceux qui l'avaient d'abord inspirée. On s’en défend beaucoup, on reconnaît unanimement le mauvais effet en dehors mais nul n'oserait abandonner Aristide5 qui paraît-il le pardonnerait d'ailleurs très volontiers ; il se battra avec Janin6 à une voix près comme nous avec Littré.
Adieu, mon cher ami, comptez sur ma reconnaissance comme sur mon inaltérable attachement.
Louis de Carnė
1Biot, Jean-Baptiste (1774-1862), scientifique. Entré à l'Académie française le 10 avril 1856, comme Falloux, il était décédé le 3 février 1862.
2Littré, Maximilien Paul Littré (1801-1881), lexicographe, philosophe et homme politique. Célèbre pour son Dictionnaire de la langue française, sa candidature en 1963 fut âprement combattue par Mgr Dupanloup qui lui reprochait son athéisme. Il avait néanmoins été élu le 30 décembre 1871, ce qui avait conduit Mgr Dupanloup à donner sa démission en signe de protestation.
3Vitet, Louis-Ludovic (1802-1873). Ancien élève de l’École Normale Supérieure, il collabora au Globe et publia divers ouvrages. Élu député de Bolbec (1834), il devint vice-président du Conseil d’État. Le 8 mai 1845, il entra à l’Académie française. Député à la Législative, il siégea avec la droite monarchiste. Il se retira dans la vie privée après le coup d’État. En 1871, il se fit élire à l’Assemblée Nationale. Il publia plusieurs ouvrages dont, De l’état actuel du christianisme en France, en 1867.
5?
6Janin, Jules-Gabriel (1804-1874), écrivain et critique littéraire. Après avoir fait des études de droit, il entra comme journaliste au Figaro, collabora également à La Quotidienne et au Messager avant d'entrer au Journal des Débats. Il sera élu le 19 mai à l'Académie française.
