1879 |
11 mars 1879
Victor de Laprade à Alfred de Falloux
Lyon, 11 mars 1879
Très cher confrère et ami
Il y a bien des mois que je veux vous écrire; mais j'étais et je suis encore si souffrant que je me sentais, je me sens toujours incapable de vous exprimer en terme digne de vous ce que j'avais à vous dire. J'ai eu tort cependant de ne pas vous le faire savoir, ne fût-ce que par un signe et un serrement de main. Si j'avais été autre chose qu'un poète qui risque de faire tort aux opinions des amis auxquels il adhère, j'aurais voulu déclarer publiquement avec quel ardeur et quelle admiration j'accueillais votre incomparable manifeste publié par le Correspondant.
Jamais la sagesse politique n'a parlé au plus noble, au plus grand, un plus habile, un plus beau langage. Et comme je suis un lettré et guère autre chose quoi que j'ai été quelques mois député, malgré moi, la sobre magnificence de la forme m'a touché autant que la vérité du fond puis sont venus vos articles sur le grand évêque1 et chaque page que je lisais ajoutait à mon remord d'avoir gardé le silence. Comme j'ai toujours été de votre avis sur tous les points, comme j'aurais voulu toujours être votre soldat dans l'action je n'avais pas besoin de vous dire que cette fois encore j'étais avec vous de tout mon cœur mais je devais vous remercier du bien que fait toujours un moment la vérité si grandement si éloquemment proclamée. Nous sommes aujourd'hui vaincus plus que jamais et en face d'un avenir formidable sans nul recours possible. Mais je me souviens d'une parole de vous que j'ai souvent répété à nos très rares amis : "quand on ne peut plus se battre osons se débattre". Tâchons donc de ne pas laisser revenir la commune de 93 sans nous être bien défendus. ma santé est telle qu'elle me permet à peine le mince travail de compter des pages qui restent encore dans mes tiroirs. J'ai entre autres projets que probablement je ne pourrai pas recomposer celui de publier en un volume les articles parus dans le Correspondant depuis une quinzaine d' années. Il y a là un travail sur la musique2. Malgré votre bonté pour moi je ne vais pas vous demander la permission d'y joindre le vôtre avant de savoir si cette demande n'avait rien d'exorbitant. Notre ami Lavedan m'assure au contraire qu'elle n'a rien que de très naturel. Je viens vous la faire aujourd'hui officieusement; tout heureux de penser que j'aurais ces pages de vous dans un volume signé de moi. Je pourrais me parer ainsi devant nos lecteurs de l’amitié dont vous m’honorez depuis si longtemps. On verra en même temps qu'il est arrivé une fois, une seule fois que nous n'avons pas été entièrement du même avis.
Lavedan me parle pour l'académie de Maxime Ducamp3. je voterai pour avec empressement qu'en pensez-vous ? Monsieur Wallon m'a écrit une lettre de candidature nous avons déjà voté pour lui mais je n'espère pas beaucoup le succès. Vous avez pu apprécier depuis quelques années notre pauvre Saint-René Tallandier mon ami de 40 ans. Sa perte est pour moi un grand chagrin.
Laissez-moi vous redire encore toute mon adoration en même temps que ma vive et respectueuse amitié.
Victor Laprade
2Laprade, Victor de, Contre la musique, Paris, Didier, 1880, 362 p. Auteur d'un article paru sous le titre « De la musique » dans Le Correspondant du 25 août 1865, Falloux y soulignait que la musique est « la seule langue véritablement universelle ». En désaccord avec Falloux, V. Laprade publia un article dans Le Correspondant sur cette question. Une vive polémique, reprise dans le livre ci-dessus de V. Laprade, s'en suivit.
3Du Camp, Maxime (1822-1894), journaliste et écrivain. Un des fondateurs de la Revue de Paris, proche de G. Flaubert, il fut l'auteur de plusieurs ouvrages dont Paris, ses organes, ses fonctions, sa vie (6 vol.). Il avait été élu à l'Académie française le 26 février 1880, au fauteuil de Taillandier, fauteuil convoité par Ch. de Mazade.
