CECI n'est pas EXECUTE 24 janvier 1885

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24 janvier 1885

Arthur de Cumont à Alfred de Falloux

L'Epinay1, 24 janvier 1885

Cher ami

Est-ce une escapade de Monsieur de Jeux, est-ce un coup de pistolet avant le commandement? Est-ce un mot d'ordre de l'évêque2 qui veut tâter le terrain et préluder à la bataille par des engagements d'avant-postes?
Des trois hypothèses cette dernière me paraît la plus vraisemblable. Elle est en effet conforme aux tempéraments de l'évêque, à son esprit de domination, à son orgueil diabolique. Je ne serai d'ailleurs nullement inquiet de cette audacieuse déclaration de guerre si j'avais plus de foi dans la fermeté du comité. L'initiative prise par Monsieur de Jeux me paraît ajouter une probabilité de plus aux bruits qui ont couru sur des négociations, ou tout au moins sur des entretiens dont la candidature éventuelle de Monsieur Hervé Bazin3 aurait été le sujet. J'entends d'ici la thèse des lâcheurs, de Le Guay4, par exemple, pour ne nommer personne. Faut-il donc, dira-t-il par une obstination injustifiable, compromettre le succès de la liste conservatrice? Que demande l'évêque, après tout? Comme propriétaire et directeur de L'Anjou, il demande une place, une seule place dans la liste pour un unique candidat. On ne saurait être moins exigeant, plus modeste, et, dans ce cas, un refus qui ressemblerait à du parti pris produirait le plus détestable effet sur l'opinion publique, soulèverait le clergé contre le comité, et donnerait à l'évêque tous les avantages de la situation. Il dira cela, et on trouvera qu'il a raison; du moins j'en ai peur. On répondra, je répondrai pour ma part, si, ce jour-là, je ne suis pas abruti et terrassé par mes horribles souffrances, que la question n'est pas de donner satisfaction à Monseigneur Freppel, mais à l'opinion publique. On allègue qu'en refusant d'accepter le candidat de l'évêque, on expose la liste conservatrice à un échec. Mais l’échec n'est-il pas plus probable, plus certain pour mieux dire, si l'on attache à cette liste un candidat qui, comme un boulet au pied d'un homme, l'entraînera tout droit au fond de l'eau. Croit-on d’ailleurs qu'une pareille candidature, la candidature d'un personnage chargé, il y a peu de temps encore, de courir le pays pour débiter des discours et soutenir les causes les plus impopulaires, soit sur liste un bon passeport auprès du suffrage universel?

Je dirais cela, et d'autres choses, avec peu de chance d'être écouté. Cependant je fonde quelques espoir sur l'insolence de l'évêque : il ne se contentera pas d'imposer un candidat, il voudra imposer une liste de sa façon, de complicité avec le Courrier d'Angers, et cette prétention peut le brouiller avec le Journal de Maine-et-Loire qui ne voudra pas abandonner ses candidats. Je crois, pour ma part, qu'il y aurait un grand parti à tirer de l'alliance de l'évêque avec les Bonapartistes, et qu'on lui porterait un coup sensible en le dénonçant comme un artisan de discordes et de divisions au sein du parti conservateur et religieux, précisément à l'heure où l'Église menacée, traquée, en but aux plus odieuses persécutions, a le plus urgent besoin, pour se défendre, de l'union et de l'accord de tous les gens de bien.

Votre départ, cher ami, vient bien mal à propos. On semble croire que les élections pourraient avoir lieu dans le mois d'avril. Or, si ma triste santé me permet d'assister aux séances importantes du comité, je serai très probablement Vox clamant in deserto, et, si je n'y assiste pas, quoi qu'il y ait parmi les membres du comité 3 ou 4 personnes de bon sens, je doute qu' aucune d’elles veuille aborder l'obstacle de front, et courir la chance d'être dénoncé à l'évêque.

Adieu, cher ami. Vous m'avez promis de m'écrire de Rome, j'y compte. Revenez le plus tôt possible. Vous terminez votre dernière lettre en disant : si je reviens! C'est plutôt à moi de vous dire : à votre retour, me retrouverez vous? Je sens diminuer ma vie.

Adieu encore, et à vous du fond de mon cœur

A. Cumont

 

1Domaine d’Arthur de Cumont en Maine-et-Loire.

3Bazin, Ferdinand Jacques Hervé (1846-1889), né Ferdinand-Jacques Hervé, il avait ajouté à son nom celui de son épouse Marie Claire Bazin. Il était le grand-père de l'écrivain Hervé Bazin (1911-1996).

4Le Guay, Albert Léon (1827-1891), homme politique. Nommé préfet du Maine-et-Loire le 28 mars 1871, il avait été élu sénateur le 30 janvier 1876. Il conservera son siège jusqu'à son décès.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «24 janvier 1885», correspondance-falloux [En ligne], CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, 1885, Troisième République,mis à jour le : 30/11/2023