CECI n'est pas EXECUTE 21 janvier 1847

Année 1847 |

21 janvier 1847

Victor de Parigny à Alfred de Falloux

Versailles, 21 janvier 1847

Mon cher ami,

En vous envoyant quelques notes qui pourront vous servir à expliquer la politique de l'Empereur Napoléon à l'égard de la Pologne, je commence par vous remercier de nouveau de m'avoir fait assister à une conférence de M. Lacordaire. Je suis réellement heureux d'avoir entendu cet apôtre illustre du 19ème siècle. Je comprends maintenant tout ce qu'il y a d'élevé dans cet apostolat.
Pour ce qui concerne les notes que vous m'avez demandé je crois que ce que je vous envoie vous suffira amplement pour réfuter ce qu'on a dit de l'indifférence de l'Empereur à l'égard de la Pologne.
Si vous désirez avoir de plus amples matériaux consulter l'ouvrage de M. Damas-Hinard intitulé Opinion et jugement de Napoléon sur les personnes et sur les choses1, en deux volumes.
Cet ouvrage est un recueil de tout ce que l'Empereur a dit de remarquable. Il est divisé par ordre alphabétique ce qui rend facile les recherches. Je n'ai pas cet ouvrage et n’ai pu me le procurer. Je n'ai pris que ce que j'ai pu trouver dans les Mémoires de Napoléon et le Mémorial, deux ouvrages où la table des matières est faite en dépit du sens commun et où il est fort difficile de chercher ce dont on a besoin.

La politique de l'Empereur à l'égard de la Pologne s'explique du reste d'elle-même. L'ignorance et la mauvaise foi peuvent seules cette grande question de la Pologne qui ne cessa de préoccuper l'Empereur.

Toute la politique de Napoléon s'explique par ce mot célèbre: « J'ai , la révolution, anobli les peuples et raffermi les rois. L'Empereur avec la pensée d'être l'arbitre entre les peuples et les rois, ne devait sacrifier ni les uns ni les autres. il eut manqué à sa mission. Voilà pourquoi dans ses vues sur la Pologne il n'a pas brusqué les événements et n'a fait que les préparer sagement au milieu des grands cris de son époque. Il a été sans cesse préoccupé de deux grands faits: la puissance actuelle de l’Angleterre et la puissance future de la Russie. Ces deux grands dangers il a appliqué toutes les forces de son génie à les prévenir. Il redoutait pour l'avenir de l'Europe une nouvelle invasion des Huns. «La Russie, disait-il, est admirablement bien située pour amener une telle catastrophe. Elle peut puiser à son gré d'innombrables auxiliaires et les déverser sur nous.» Pour être conquérant avec succès il faut être féroce mais il ne suffit pas de vouloir il faut pouvoir l'être. Un prince éclairé régnant sur des peuples éclairés nul ne le voudrait nul ne le pourrait. Pour qu'il puisse être servi avec succès il faudrait qu'il commandât à des soldats féroces eux-mêmes et qu'il s’exerçât sur des peuples sans lumière. De tout ce rapport la Russie encore possède un avantage immense sur le reste de l'Europe, elle a l’avantage d'avoir un gouvernement civilisé et des peuples barbares, chez eux les lumières dirigent et commandent, l'ignorance exécute et dévaste. Un sultan turc ne saurait aujourd'hui gouverner longtemps aucune des nations éclairées de l'Europe; l'empire des lumières serait plus fort que sa puissance (Mémorial, lundi 6 novembre 1815).
Voilà le point de départ de la politique de l'Empereur envers la Russie. . Quoiqu’il en soit voilà pourquoi la préoccupation continuelle de l’Empereur a été de rejeter l'activité russe sur l'Asie et d'en garantir l'Europe.

Voyons maintenant ce qu'il a fait pour cela. La question russe n'a pu être entamée qu'en 1807, car en 1805, après Austerlitz il s'agissait d'organiser la nouvelle monarchie française mais ce n'était pas le moment de connaître la Pologne. Il fallait auparavant connaître et reconnaître le nouvel Empereur. mais en 1807 après la destruction de la Prusse et la bataille d'Eylau et de Friedland, l'Empereur a commencé à dévoiler son dessin par la création du grand-duché de Varsovie. Ce duché pris sur la Russie et sur la Prusse réunissait déjà les deux cinquièmes de l'ancien royaume de Pologne. C'était évidemment le moyen d'un futur royaume de Pologne toute l'Europe le pensa ainsi. On peut discuter si alors l'Empereur n'aurait pas pu recréer entièrement le royaume de Pologne mais quant à l'intention elle est manifeste et c'est le point important. Car pour ce qui est de l'opportunité l'Empereur seul pouvait être juge compétent; mais il n’est pas difficile d'expliquer pourquoi l'Empereur ne le fit pas davantage en 1807. Tout le monde sait que la bataille d'Eylau fut presque une défaite et que Friedland qui releva l'éclat de ses armées n'eut pas de résultats décisifs. Mais d’autres considérations négligent la création du Duché de Varsovie au lieu du royaume de Pologne. Le plus grand ennemi de la Pologne c'est l'esprit de ce malheureux pays. Maître de créer le royaume il est douteux que l'Empereur ait pu imposer à ce peuple inconsidéré les formes politiques nécessaires à son établissement. Dans le duché de Varsovie tout était possible. Un principe monarchique était posé et vous savez avec quelle sagesse et sur quels éléments. Il ne s'agissait plus que d'agréger à ce noyau les diverses provinces de l'ancien royaume. Le grand-duché de Varsovie devenait donc le but des espérances de ce peuple. En se ralliant au Grand-Duché de Varsovie il ne pouvait plus être question de songer aux anciennes erreurs de la liberté, de l'anarchie polonaise; il fallait accepter l'organisation politique du Grand-Duché. L'esprit insensé de ce peuple était tourné, dirigé dans des voies saines.

Nous arrivons enfin en 1812 ; la lutte va commencer entre la France et la Russie. l'Empereur ne s'y engage qu'avec regret. c'était beaucoup trop tôt. L'Espagne était encore un sur le derrière de la France. Mais les événements se précipitent. L'Empereur envoie Monseigneur de Pradt2 l'archevêque de Malines à Varsovie avec la mission d'insurger la Lithuanie et toutes les provinces de l'ancienne Pologne. C'était le moment pour la Pologne de faire un grand effort. Mais encore une fois ici, comme toujours l’inconséquence du caractère polonais se dessine d'une manière éclatante. Au lieu d'agir, de courir aux armes, les Polonais discutent les conditions de leur réunion au Grand-Duché de Varsovie. Ils proposent des chartes, ils discutent des articles de constitution, ils veulent que l'Empereur s'engage avant la lutte et compromette pour eux les intérêts du monde entier. L'Empereur qui avait avant tout à triompher de l'Angleterre qui ne marchait sur Moscou qu’à son corps défendant, au dernier moment espérait s'entendre avec Alexandre, ne pouvait se compromettre d’avance. La Pologne ne devait être déclarée par lui que lorsque la lutte aurait eu des résultats décisifs. Il ne pouvait lui faire de la politique à la Mauguin3. Il fallait que les Polonais se soulevassent s'ils voulaient être libres avant l'issue de la guerre; et il ne le firent pas. La Pologne encore une fois a manqué à elle-même, elle a manqué à sa destinée mais l'Empereur a tout fait pour elle. Car quelles devaient être les conséquences de la victoire? Elles sont claires, évidentes. Il suffit de lire le traité tant avec l'Autriche du 14 mai 1812 dont je vous donne un extrait. Encore une fois la sortie l'ignorance et la mauvaise foi peuvent seules faire à l'Empereur le reproche d'avoir manqué à la Pologne. Loin de là l'Empereur a toujours considéré le rétablissement de l'ancien royaume de Pologne comme la clé de voûte de toute l'organisation de l'Europe comme la sauvegarde de l'indépendance de l'Europe et le seul moyen de rejeter la Russie en Asie où elle aurait un grand rôle de civilisation à remplir, tandis qu'en s'obstinant à se jeter sur l'Europe elle menace la civilisation même.
Maintenant quel est l'état de la question russe. La Pologne est écrasée, foulée aux pieds et plus encore par l'esprit absurde de cette nation inconsidérée que par le despotisme russe; elle rend la toujours de son agonie. Le moment approche où se mêlera plus une difficulté radicale pour la marche en Europe de l'Empire russe. En attendant que le moment soit venu l'avant-garde russe est déjà sur le Rhin; car aujourd'hui grâce à l'habileté extraordinaire, à la fermeté, au caractère de l'Empereur Nicolas4 l'un des monarques les plus capables qu'ait fourni cette succession extraordinaire de grands princes qui gouvernent la Russie depuis Pierre Le Grand5 aujourd'hui, dis-je la Russie est devenue la suzeraine de tout l'Empire germanique. L'Empereur Nicolas est plus puissant sur le Main, sur le Danube, sur le Rhin, sur l'Elbe, et sur l'Oder que ne le furent jamais les anciens Empereurs d'Allemagne. Il est l'arbitre de tous les différents, le protecteur de toutes  les supériorités intellectuels. Dans ses nombreux voyages en Allemagne, il apparaît comme le monarque suprême existant dans tous les cœurs ou la crainte de . C'est une situation terrible. Aveugles sont ceux qui ne le voient pas. Les craintes de l'Empereur n'étaient pas chimériques.
Malheureusement est-ce la Pologne qui servira jamais de barrière à cette colossale puissance? Ici je différé d'opinion avec vous? Vous faites bien, on fait bien de tenir en éveil l'esprit des Polonais. Mais selon moi c'est une nation morte et qui s'est suicidé elle-même. Aucune puissance au monde ne peut aujourd'hui déplacer la question. La Russie n'est pas sur le Niemen, elle est sur l'Oder pour ne pas dire sur l'Elbe et sur le Mein. Voilà la vérité. En faisant sonner bien haut le nom de la Pologne, beaucoup de gens se placent un bandeau sur les yeux. Ils se déguisent le péril. La Pologne ne périra pas! disent pompeusement les grands hommes d'État du jour; mais bon dieu, il s'agit bien de la Pologne! Il y a bien d'autres intérêts en péril! Et pour peu que tout ceci dure, on verra bien d'autres choses que la Pologne.

Je finis, mon cher ami, ce long bavardage. J'irai samedi prochain, je crois, à Paris pour vous redemander la pétition de mon malheureux oncle dont la position vient de s'empirer encore. Une de leur fille avait épousé son cousin germain M. de Lafayolle, ancien garde du corps, sans fortune et qui ne vivait que sur les émoluments d'une place dans l'administration du Canal de Roanne. Son mari vient de mourir laissant sa veuve et trois petites filles sans aucune ressource. Je vous ai déjà parlé du sacré-cœur pour une des filles. Je compte sur votre amitié s'il est possible d'obtenir quelque autre chose.

Je pense que Monsieur de Rainneville6 qui connaît mon oncle sera touché du sort de cette malheureuse famille. Adieu mon cher ami

Tout à vous de tout cœur

Victor de P.

1Jean-Joseph Damas-Hinard, Napoléon, ses opinions et ses jugements sur les hommes et sur les choses, Paris, Dufey, 1838, 2 vols.

2Dominique Frédéric Dufour de Pradt (1759-1837), prélat diplomate et historien. Il avait été évêque de Poitiers en 1805, puis archevêque de Malines en 1809. Aumonier de Napoléon Ier, il sera nommé ambassadeur de France à Varsovie en 1812., puis grand chancelier de la Légion d’Honneur (1814) et sénateur d’Empire.

3? François Mauguin (1785-1854), avocat et homme politique.

4Nicolas Ier (1796-1855), empereur de Russie et roi de Pologne de 1825 à sa mort.

5Pierre Iᵉʳ, plus connu sous le nom de Pierre le Grand (1672-1725), tsar de Russie en 1682, il devient empereur de toutes les Russies en 1721

6Rainneville, Alphonse Valentin Vaysse de (1798-1863), homme politique. Conseiller d'état, il s'était fait élire député (Somme) sous la Monarchie de Juillet, de 1846 à 1848. Il siega avec l'opposition modérée. De sensibilité légitimiste et profondément catholique, il était membre de la Société d'economie charitable.

 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «21 janvier 1847», correspondance-falloux [En ligne], Monarchie de Juillet, CORRESPONDANCES, Années 1837-1848, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1847,mis à jour le : 16/03/2024