CECI n'est pas EXECUTE 25 septembre 1854

Année 1854 |

25 septembre 1854

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay – Orne, 25 septembre 1854

Cher ami,

Alexis1 était à Bonn (presse Rhénane) au moment d'achever des études germaniques à Berlin et ailleurs, parfaitement accueilli et satisfait des commencements de son entreprise, lorsque sa femme a été prise d'une violente douleur au bras. Les médecins du lieu lui on ordonné les eaux de Wildbad2 sur les confins de Wurtemberg et au plus épais des sapinières de la Forêt Noire. Nous aurions dû prévoir que puisque Alexis allait mieux, sa pauvre femme serait bientôt dans un triste état, car depuis trois ans ils alternent ainsi et ne cessent de se rendre malade l'un pour l'autre. Cette fois là il s'agit, d'après ce qu'on me mande d'une sorte de rhumatisme articulaire. Quoi qu'il en soit les voilà et depuis trois semaines, attristés, accrochés dans cette résidence sauvage, et Dieu sait où ils pourront porter leur pas. Cela ressemble un peu à la pénitence du chevalier de la triste figure dans la Sierra Morena3. Alexis possède il est vrai, sa dulcinée; mais dans un pitoyable état et quant à lui, jugez quelle doit être sa mélancolie. Il venait d'étudier l'allemand et, avec la langue, les usages, les institutions de l'Allemagne d'il y a 100 ans; il allait passer au siècle présent quand le rhumatisme est survenu. Je viens de lui adresser votre très aimable et spirituelle ouverture avec un commentaire de moi où je me suis bien gardé de parler de M. de Br[oglie]. ni d'O. B[arrot]4. Il faut attendre sa réponse. Je ne doute pas de sa bienveillance. Seulement il y a lieu de craindre la prolongation des maux qui le tiennent captif. Il ne paraît pas qu’Ampère soit auprès de lui. Le ménage Léon Lamo[ricière]. s'y trouve. Lanjuinais5 est retourné aux environs de Paris. Nous attendons ici la belle-mère de Léon qui nous donnera quelques jours avant de se rendre auprès de sa fille et de son gendre qui seront alors revenus de Wildbad à Brux. Si les épreuves d'Alexis ont un terme prochain, son intention est de passer le reste de l'automne à Paris. Là il redeviendra bon gré mal gré académicien. Je ne pense pas que son penchant pour O. B[arrot] soit à craindre dans ce cas. M. De Br. serait plus redoutable, quoi qu'il soit bien peu raisonnable de l'engager à son âge et dans sa position, en de telles luttes. Comme vous le dites, avec une parfaite sagacité, pour ces messieurs, si le choix n'est pas simplement littéraire, il s'agit de conserver leur influence présente et future, la seule qui leur reste des anciens débris. Ils doivent donc y tenir beaucoup. Je souhaite ardemment, mon cher ami, que votre physionomie s'accommode aux idées qu'ils se font de la garnison du fortin académique.
Cela doit être fort compliqué. Heureusement, vous avez dans MM Berryer, Montalembert, Molé etc. un excellent point d'appui.

Avec eux, il faudrait amener les autres nuances à capitulation ou transaction au profit de votre candidature6 en évitant comme vous l'avez fait toute relation intime avec le côté St. B7 et Mer8.
Si je connais bien la disposition actuelle de Rem9. il doit être très en garde contre les progrès de l'élément orthodoxe, car il a pour sa vieille maîtresse éclectique la plus abstraite et merveilleuse passion qui se puisse voir. A ses yeux j'en suis bien sûr, je ne suis qu'un serviteur aveugle de deux causes avec lesquelles il ne cesse de subtiliser ou marchander toutes les fois qu'il ne bataille pas. Mes instances auraient peu d'autorité, je l'ai prouvé dans l'affaire de la réconciliation tandis qu'il était à Londres il y a 2 ans. il me répondait de la façon la plus avenante et plaidait contre toutes mes propositions dans ses lettres à Alexis et d'autres amis non assurément par défaut de franchise mais parce qu'il tenait à ne pas m'opposer de refus directs. Aussi je compte sur son amitié en même temps que je n'espère plus notre entente dans les conjectures où nous partons de principes si différents. Cependant, pour ne rien négliger à votre endroit j'ai pris le parti de recourir à l'entremise de ma belle-sœur. Quand la réponse m'arrivera, vous l'aurez.

J'interromps ici ma diplomatie académique pour vous conjurer de ne vous rendre à Paris qu'après avoir bien constaté que l'influence épidémique en a disparu. Il y a 15 jours madame Jules de L.10 s'y est arrêtée 12h avec sa sœur mademoiselle Élisabeth de Chabot. Le vendredi soir elles étaient à Dieppe où les attendaient Jules et son beau-père. Le samedi mademoiselle Élisabeth charmante personne se promenait gaiement sur la plage. Le lendemain à 11h elle succombait à une attaque foudroyante de choléra. Toute cette famille est au désespoir. Jules accompagne le corps en Irlande  où il devra probablement soigner le sien, pendant plusieurs mois. Ce cas de choléra a été le premier et jusqu'à présent le seul à Dieppe. Il est donc à peu près certain qu'il a été apporté de Paris où les nouveaux venus et passagers sont plus exposés à prendre le mal que les Parisiens habitués à l'empoisonnement.
Vos Trésors11 sont, dieu merci, en sûreté dans l’heureuse Bretagne. Ici, belle santé. On m'écrit de Lyon que cette fois encore le fléau s'est arrêté tout court au pied de Fourvière12. En amont et en aval du Rhône et de la Saône, il sévit. le Dauphiné est atteint..

Je passe à votre bien aimable, amicale et intéressante avant dernière épître. Je la médite sans cesse et en fin de compte je vous soumets mes doutes, mes objections, tout en suspendant mon jugement définitif que je n'ai pu arrêter, tant les incertitudes m'apparaissent de tous côtés. Comme vous, je désire à tout mon cœur que l'Autriche ait la plus grande part dans l'héritage des anciennes influences; mais je crains qu'elle n’obéisse à la fois à une peur et à une ambition, et n’accroisse par là les embarras qui depuis 60 ans l'ont réduite à des rôles si divers et si contradictoires. En 1848, elle s'est bien mal défendue et en 1849 s'est parfaitement relevée. Dans les plus fatales crises, elle a des retours de vigueur admirables et l'on peut dire de ses résurrections comme du Vieil Entella : Cognoscitur Tensei

Et mili que fuerint juvenali in corpore vives.

En 1792 sous l'Empire, en 1823 quand M. Metternick13 s'opposait à l'intervention d'Espagne, elle n'a pas été belle. Mais depuis 1829 je n'ai que des éloges à joindre aux vôtres. L'abolition surtout des lois joséphites est un acte de haute et religieuse politique. La dernière attitude sauvera-t-elle l'Italie des révolutions comme vous l'espérez? Apportera-t-elle un nouveau droit public européen meilleur que celui de 1815? Paralysera-t-elle les détestables tendances de l'école Whig combiné avec les instincts du pouvoir nouveau qui nous dirige? Rien n'est terminé et le règlement de tout ceci est plus difficile que la guerre elle-même; il peut soulever des guerres nouvelles. Admettons, si vous voulez, qu'en fin de compte la Prusse consentira à l'agrandissement oriental de l'Autriche bien que la France et l'Angleterre y consentiront sans compensations territoriales, ou bien que celle-ci seront acceptées par tous les intéressés, que les 60 millions d'hommes de la Russie se résigneront à un abaissement définitif, il faut tout cela pour que les traités de 1815 soient régulièrement liquidés et remplacés, et bien, cher ami quelle sorte d'action catholique nouvelle l'Autriche pourrait-elle exercer dans des provinces où il n'y a que des schismatiques Grecs? Elle peut <mot illisible> ceux-ci à l'indépendance, la détection des synodes russes <mot illisible> les mains au patriarche de Constantinople; mais diviser ou rallier des Grecs ce n'est pas une conquête catholique. Les rivalités publiques et religieuses des lieux saints resteront entiers de la part de ces Grecs excités à de nouvelles prétentions, des Anglais et des Turcs. Croyez-vous d'ailleurs, que ceux-ci puissent survivre à l'émancipation des Grecs? M. De La cour il y a six mois a écrit M. de Saint-Aulaire14 qu'il ne le pensait pas. Vous dites que la politique actuelle, au dehors, est une grande et sainte politique entraînant tous les peuples et tous les rois dans une légitime et heureuse entreprise; que les révolutions vont cesser de passer entre les jambes de la diplomatie discutant autour de l'ancien tapis de 1815, et en même temps que l'Autriche vient de déjouer les mauvaises pensées de l'Angleterre et de ses alliés. Si de telles dissidences existent ou existaient au fond du débat comment serions-nous arrivés à l'inauguration de cette grande politique générale où les rois reviennent à leur véritable fonction de justice et salut commun? L'Autriche n'a rien déjoué du tout, les alliés occidentaux s'étaient convertis à la beauté d'un ordre nouveau exempt d'ambitions personnelles et d'iniquités. Si elle a déjoué, le dernier mot n'est pas dit et les redoutable projets qui peuvent surgir ne sont pas encore <mot illisible> ni frappés d'impuissance. Pour le moment, voilà une révolution assez sérieuse celle d'Espagne, qui danse tout bonnement sur cette table où l'on ne doit plus échanger que des compliments et d'évangéliques paroles.

Elle n'a pas pris la peine de cacher son origine et son but. Dieu veuille que le comte Montemolin15 sorte des affreux désordres qu'il faut prévoir! Mais, malheureusement, il trouvera de bien grandes oppositions en Angleterre et en France, en supposant qu'ils viennent à bout de vaincre celles de son pays. Je suis peu porté à croire que l'Angleterre se laisse absorber par ses préoccupations d'Orient et n'ait pas de l'activité du reste, au service des idées de L. Palmerston16 et de ses amis, per totum
orbem. Elle a pu se satisfaire, un assez bon allié que je ne suppose pas fort platoniquement épris du magnifique principe de l'intégrité de l'Empire ottoman.

Enfin, cher ami, si la politique extérieure est si belle dans ses intentions, si à l'intérieur elle doit produire tout le bien que vous en espérez, je vous avoue que c'est un bien petit défaut pour elle, à mes yeux, que de n'être pas l'héritière de l'ancienne tradition qui a fait au point de vue de l'extérieur tant de sottises. Dès que la France sera convaincue qu'il en est ainsi, elle aura raison de créer, de maintenir, pour la suite des temps, la tradition impériale. À quoi bon considérer comme une simple préparation ce qui est excellent en soi, et changer ce qui mérite de continuer?

Telles sont, cher ami, mes inquiétudes, mes doutes, mes objections. Vous voyez que je me borne à l'examen de votre prophétie, elle sera le fond de l'affaire orientale je ne saurais substituer un jugement à vos prévisions. J'ai de l'antipathie pour la Russie, de la sympathie pour la conduite de l'Autriche depuis 1849 seulement des craintes sur le peu d'homogénéité de ces peuples et la diversité de ses embarras qui peuvent comme je le disais, la pousser à la fois à la peur et à l'ambition ; j'ai par dessus tout l'effroi de la prépondérance anglaise. J'attends les explications du bon Dieu. "Deus non irredetum dit St Paul. Il éprouve et bénit, selon nos mérites ou méfaits. Ce serait blasphémer sa providence que de prédire seulement que des misères; mais ce serait aussi une présomption que de les considérer comme la rémunération complaisante de tous nos petits faits accomplis.
Sur l'intérieur, la charité légale, Melun, à une autrefois. Je tiens à vous faire parvenir ces pages aujourd'hui. Toutefois, je ne veux pas rester sous le coup de vos reproches ni m'exposer à ceux de ma conscience par un manque de charité. Effacez donc les mots blessants en ce qui touche Melun. Reste une profonde dissidence.

Je suis convaincu que la charité légale est le contraire de la charité chrétienne, que Melun en servant la première manque de discernement, et entre en relation trop étroite avec le régime actuel précisément par son plus dangereux côté. Je suis parti du rapport publié par le Moniteur et mot ill réellement signé très dévoué serviteur.

Je ne veux nullement l’Église au catacombes ; en 1848 et 1849 j'ai combattu avec vous pour un tout  autre résultat; mais je désire vivement qu'elle ne vive pas trop à la cour. Celle d'Anne d'Autriche était parfaite pour des œuvres de charité et Saint-Vincent-de-Paul avait mille fois raison d'accepter des diamants ce qui ne l'empêchait pas de dire admirablement à son institution: " je ne crains pas que vous périssiez par la pauvreté, mais que celle-ci ne vienne à vous manquer" Melun n'a-t-il pas été élevé à l'École polytechnique?

Adieu, cher ami, je fais des vœux ardents pour l’heureuse aspiration des académiciens. Tenez-moi au courant. À vous tendrement

F. C.

2Ville thermale.

3Région d’Espagne dans laquelle Espartero avait trouvé refuge avant de se rendre à Cadix pour embarquer vers l’Angleterre.

4L’un et l’autre sont candidats à un siège de l’Académie française.

5Victor-Ambroise Lanjuinais, vicomte (1802-1869), homme politique. Second fils du célèbre conventionnel, il débuta sa carrière comme avocat puis entra dans la magistrature en 1830. Destitué en 1831 en raison de ses opinions libérales, il combattit le socialisme et se fit le porte-parole du Laisser-faire. Député de 1837 à 1848 (collège de Nantes extra-muros) puis député de la Loire Inférieure sous la Seconde République. En 1844, il acheta, avec son ami Tocqueville et de Corcelle, le journal Le Courrier où il traitait les questions économiques et maritimes. Ministre de l'Agriculture dans le second cabinet Barrot du 2 juin au 31 octobre 1849, puis ministre de l’Instruction Publique par intérim (remplacement de Falloux). Il protesta contre le coup d'État et fut détenu quelque temps à Vincennes. Il défendit le pouvoir temporel du pape. Il fut élu député du tiers parti en 1863 pour la Loire Inférieure.

6Falloux est alors candidat à l’Académie française.

7Sans doute Ste Beuve.

8Sans doute Mérimée. Tous deux sont de tendance impérialiste.

9Sans doute Rémusat, Charles François Marie, comte de (1797-1875), philosophe et homme politique. Élu député de la Haute-Garonne (collège de Muret) dés 1831, il y est constamment réélu jusqu'en 1848. Faisant partie des Doctrinaires, il est très lié à François Guizot. Sous-secrétaire d'État à l'Intérieur dans le ministère Molé en septembre 1836, il fut nommé pour quelques mois ministre de l'Intérieur en 1840 dans le ministère Thiers dont il devient l'allié et avec lequel il joua un rôle de premier plan dans la campagne des banquets de 1847. Il fut élu à l'Assemblée constituante.

10Anne Rosalie Olivia De Lasteyrie Du Saillant (née De Rohan-chabot).

11Sa belle-mère, Mme de Caradeuc, son épouse Marie de Falloux et leur fille Loyde séjournent alors au château de Caradeuc, demeure des beaux-parents de Falloux en Bretagne, à Bécherel (Ille-et-Vilaine).

12Notre-Dame de Fourvière, érigée lors de l’épidémie de la peste bubonique pour protéger la ville.

13Klemens Wenzel, comte, puis second prince de Metternich-Winneburg-Beilstein (1773-1859), diplomate et homme d'État autrichien. Il exerça un rôle très important dans la diplomatie européenne à partir de la Révolution et de l’Empire.

14Beaupoil, Louis Clair de, comte de Sainte-Aulaire (1778-1854), préfet sous l’Empire puis député libéral sous la Restauration. Rallié à la monarchie de Juillet, il fut ambassadeur de France en Italie (1831), en Autriche (1833) et en Angleterre (1841-1847). Il avait été élu à l’Académie française en 1841.

15Charles de Bourbon (1818-1861). Infant d'Espagne, comte de Montemolin. Il était un prétendant carliste au trône d'Espagne.

16Temple Henry John, vicomte Palmerston (1784-1865), homme d'état anglais. Ministre des Affaires étrangères de 1830 à 1834, de 1835 à 1841, et de 1846 à 1851, il avait été contraint de démissionner pour avoir reconnu le gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte dés le lendemain du coup d'état. Il était depuis quelques mois premier ministre ; il demeure à cette charge jusqu'en 1858, puis de 1859 à 1865.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «25 septembre 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 08/02/2024