CECI n'est pas EXECUTE 30 aôut 1854

Année 1854 |

30 aôut 1854

Alfred de Falloux à Francisque de Corcelle

Le Bourg d'Iré, 30 août 1854

J'y allais disait La Fontaine à Madame de La Sablière1 et ce mot est devenu une devise pour les amitiés confiantes. C'est celui que j'ai le droit de vous adresser, bien cher ami, car voilà longtemps déjà que je souffrais de notre commun silence, et il y a 8 jours, que je me suis mis à ma table le cœur plein d'une longue lettre que j'allais vous écrire. Malheureusement, j'ai eu l'idée de vous garder pour la bonne bouche et j'ai commencé par M. Poujoulat au sujet de son excellent volume sur Bossuet2. Cela m'a entraîné si loin et si bien épuisé les yeux que, pour reprendre mon projet, il a fallu que je me retrouve assez en possession de ma plume d'emprunt dont j'étais séparé alors et que je ressaisis aujourd'hui. Voilà comment, cher ami, vous avez pu me gagner de vitesse mais non de souvenirs.
Maintenant puisque je ne puis plus que vous répondre je vais le faire pied à pied comme vous me le demandez.
Votre définition du Prophète est si fine et si haute que je me garde de prendre au sérieux la plaisanterie que vous m'en faites, toutefois je me réserve quelques avantages contre votre passion : je demeure et veut demeurer optimiste. Je crois toujours voir, depuis plusieurs années, Dieu nous conduire avec un sourire grand le matin là où nous ne savons pas et, c'est en fermant les yeux sous sa main que nous y voyons le plus clair. Sous ce rapport l'attitude de l'Autriche est un des plus meilleurs tours que la Providence ait jouée à toutes les prévisions, à toutes les combinaisons humaines. En Orient, cela assure la prépondérance au catholicisme; l'Angleterre ne peut plus dominer et elle est même conduite forcément à faire ou laisser faire du catholicisme comme échec à la Russie, car elle est assez éclairée, sur ses intérêts humains pour comprendre que son protestantisme sans moines, sans prêtres, sans foi ne peut présenter aucune barrière au schisme grec, point de départ de la lutte et toujours arme de combat. En Europe, l'attitude de l'Autriche des jours la révolution de l'Angleterre, en Allemagne et en Italie. Elle renverse le vieil échiquier de 1814 et de 1815 autour duquel les diplomates et les hommes d'État étaient demeurés opiniâtrement assis, tandis que la révolution s'échappait d'année en année par-dessous la table et entre leurs jambes. Voilà qui est fini des coalitions ramenant la maison de Bourbon et le despotisme; voilà qui est fini de la guerre alternative, de la réaction incessante des peuples contre les gouvernements, des gouvernements contre les peuples; voilà qui est fini de tout ce passé, et, en vérité, à aucun point de vue, je n'en regrette rien. Quant à l'avenir, j'en vois bien les chances nouvelles, mais je les aime mieux: d'abord parce qu'elles sont nouvelles; ensuite parce que je les estime plus favorables que les anciennes pour celui que vous nommez si bien l'héritier de tant d'événement. J'aime mieux l'Autriche que la Russie pour type monarchique et pour drapeau européen. Je suis soulagé de voir pour la première fois, depuis tant d'années, une aussi grande chose que la guerre s'entreprendre pour un autre but et sur un autre terrain que les conflits révolutionnaires; de voir les rois et les peuples dans le même mouvement d'opinion; la royauté enfin reprendre les hautes vues, la grande conduite, les grandes fonctions qui sont son essence. Je sais bien que sous ce nom générique de roi j’englobe bien des pêle-mêle; cela m’afflige sans m'arrêter. Lorsque de si vastes ébranlements sont donnés à l'Europe entière, un élément hétérogène à l'heure ensemble compte pour peu de choses et peut disparaître au moindre accident; il ne reste alors qu'à emboîter le pas dans la marche générale et donner leur dernières impulsions, leur véritable portée, aux opérations, heureusement, providentiellement commencées. Quant à Espartero3, il aurait été bien dangereux et Mazinni4 aussi si l'Angleterre n'était pas en Orient, mes alliés et probablement toute entière; aussi, je donnerai bien volontiers en échange des nouvelles de Lord Minto5 pour celles de Cabrera et si le comte Montemolin6 est un prince, il serait aisé, en peu de temps, d'en faire un roi.

Comme j'obéis fidèlement à votre lettre je place ici les nouvelles de famille que vous me demandez, cher ami; ma femme et Loyde sont en Bretagne où je viens de les laisser respirant un air très pur et éloigné, à perte de vue, de tout choléra connu. Le nouveau séminaire de Combrée7 s'élève à vue d'œil et vous ferez bien de songer prochainement à votre discours pour son inauguration car vous n'êtes là ni oublié ni tenu pour quitte.

Rességuier s’est tenu aux environs de Pau pendant les ovation impériales; il vient d'y rentrer et m'envoie de bonnes nouvelles de tous les siens. J'ignore quand les ouvriers du Bourg d’Iré me laisseront la liberté d'aller à Paris, mais je ne le ferai certainement pas sans provoquer avec vous une rencontre qui serait, à elle seule, un but pour mon voyage.

Vous êtes démesurément injuste, cher ami, pour M. de Melun; il n'est pas un dévoué serviteur et il n'a aucun rapport avec l'abbé Mullois8. Il garde une parfaite et très sévère indépendance de jugement ; il sert quelquefois les œuvres qu'il aime moins pour sauver celles qu'il aime et que vous aimez le plus. Prenez garde, quoique par un tout autre sentiment, de passer de Saint-Vincent de Paul et du prêtre caché sous sa vieille soutane comme le font ceux qui ont si grande envie de renvoyer l’Église sous terre. Saint-Vincent de Paul, cela est vrai, n'avait ni du journalisme ni des médailles mais il avait l'oreille du cardinal de Richelieu et Anne d'Autriche lui donnait ses diamants. Avons-nous le droit de faire un crime aux individus de ce qui résulte bien moins de leur goût que des conditions générales de leur époque? Est-ce que le pape ne s’est pas fait pair de France (2 juillet!!!...) avec M. de Montalembert? Est-ce qu'il ne s'est pas fait représentant du peuple avec vous? Est-ce que cela se voyait aussi du temps de St Pie V? Tout n'est qu'inconvenance et scandale dans l'Église et dans la charité de ce siècle-ci, cette histoire dès que nous prenons un point de comparaison quelconque avec un passé tout d'une pièce, tout devient compréhensible et souvent touchant quand nous jugeons ce qui se passe sous nos yeux comme symbole de détresse, comme indice d'efforts incessants tantôt bénis, tantôt malencontreux pour ramer contre bien des courants modernes et regagner la terre ferme. Je me suis plus d'une fois demandé et je m'en accuse si les bons chrétiens qui ont en même temps une opinion politique invariable ne desservaient par leur opinion pour leur foi en contribuant au développement de bonnes œuvres sans le gouvernement qu'ils condamnent. Eh bien! Je demeure convaincu que c'est à leur opinion politique qu'il rendent le plus grand service ; quelle entrée de <mot illisible> différents, cher ami, pour un gouvernement que vous aimeriez, d'avoir à dire dans son premier manifeste: je ramène les Jésuites, les Conférences de Saint-Vincent de Paul et toutes les institutions religieuses au-delà de la messe et en vertu de mon retour et de mon autorité; ou bien d'avoir à dire: j'apporte une sécurité et un développement inséparable de moi à tout ce qui est religieux mais je n'apporte rien et je n'impose rien de nouveau; ajoutez, dans la balance, la perversion des <mot illisible> dans la première hypothèse, et l'amélioration graduelle, au contraire, dans la seconde, et vous deviendrez alors plus qu'indulgent, vous irez comme moi, jusqu'à la reconnaissance pour les les hommes qui, pensant comme nous agissent différemment de nous. Il y a d'ailleurs un critérium certain selon moi, en pareille matière: c'est le bénéfice personnel qu'on s'attribue. Aussi, voyez, que le jugement public ne s'y trompe jamais et qu'il serait grandement scandalisé lui-même ( tout peu prude qu'il est) si on lui présentait MM. Baudon9, Cochin, Melun, sur la même ligne que MM. Fould10, d'Hautpoul11 et Pastoret!12 Énormité dont il est bien entendu que je ne vous accuse pas, cher ami, mais que vous tiendriez à autoriser malgré votre douceur pour de plus emportés que vous.

Madame Swetchine est réfugiée à Montmorency et je vous garantis qu'elle sera bien sensible à votre souvenir. En échange, présentez le mien à Monsieur de Tocqueville et à ses deux compagnons13. J'attends Saint-Augustin sous 8 jours. Je n'ai point reçu la visite que vous mets une lettre confiante quoi réservée. Vous ne vous trompez pas en attribuant de très honorables motifs à sa retraite et j'en ai éprouvé une bien vive satisfaction personnelle

Vous n'avez qu'un moyen, cher ami de me prouver que vous ne trouvez pas cette lettre excessive c'est de m'en donner très vite une autre de vous, chacune d'elle est rangée et garder parmi mes plus chers joyaux.

À vous du fond du cœur.

A. De F.

1La Sablière, Marguerite Hessein de (1640-1693), autrice de Maximes chrétiennes, elle tenait un salon fréquenté par la meilleure société.

2Poujoulat venait de publier Lettres sur Bossuet à un homme d’État, Auguste Vaton, Paris, 1854, 503 p.

3Joaquín Baldomero Fernández Espartero Álvarez de Toro, prince de Vergara, plus connu sous le nom de Baldomero Espartero (1793-1879), militaire et homme d'État espagnol. Associé au courant radical et progressiste du libéralisme espagnol, il venait de revenir au pouvoir, le 28 juillet 1854.

4Mazzini, Giuseppe (1805-1872), écrivain et homme politique. Révolutionnaire et patriote italien. Ardent républicain, il fut l'un des pères de la nation italienne.Membre du triumvir de de la République romaine en 1849, il démissionna peu avant l’entré des troupes françaises dans Rome.

5Sir Gilbert Elliot Murray Kynynmont, comte de, dit lord Minto (1782-1859). Il a tenu une place considérable parmi les hommes de sa génération.

6Charles de Bourbon (1818-1861). Infant d'Espagne, comte de Montemolin. Il était un prétendant carliste au trône d'Espagne.

7Située non loin du Bourg d'Iré, la commune de Combrée abritait un collège catholique auquel Falloux, alors ministre de l'Instruction publique et des Cultes avait accordé, le 2 janvier 1849, le privilège de plein exercice. Falloux aimait à s'y rendre en compagnie de ses hôtes, pour y prononcer, à l'occasion, des discours au contenu le plus souvent politique.

8Mullois, Isidore (1811-1870), Prêtre du Diocèse de Bayeux, Calvados (1837-1851), puis de celui de Paris. - Premier chapelain de la Maison de l'empereur (à partir de 1853).

9Baudon de Mony, Adolphe (1819-1888), président des Conférences de Saint-Vincent de Paul durant trente ans.

10Fould, Achille (1800-1867), homme politique. Député en 1842, il devint ministre des Finances d’octobre 1849 à janvier 1852. Nommé sénateur sous le second Empire, il sera ministre d’État de 1852 à 1860 et ministre du conseil privé de l'Empereur. Il sera de nouveau ministre des Finances de 1862 à 1867.

11Hautpoul, Alphonse Marie marquis d’ (1789-1865), militaire et homme politique. Député et ministre de la Guerre sous la Seconde République. Gouverneur général en Algérie, il deviendra sénateur sous l’Empire.

12Pastoret, Amédée marquis de (1791-1857), écrivain et homme politique. Légitimiste, il fut l’administrateur des biens en France du comte de Chambord. Sympathisant du prince Louis Napléon, il sera nommé sénateur dés 1852.

13Voir la lettre de Corcelle à Falloux du 24 août 1854 dans laquelle Corcelle évoque le séjour de Tocqueville à Bonn (en Prusse) en compagnie de V. Lanjuinais et J.-J. Ampère.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «30 aôut 1854», correspondance-falloux [En ligne], Année 1852-1870, Second Empire, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1854,mis à jour le : 08/02/2024