Année 1854 |
11 décembre 1854
Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux
Essay (Orne), 11 déc 1854
Je reçois votre billet, mon cher ami, et vous remercie des nouvelles que vous me faites parvenir sur cette affaire qui m'intéresse bien vivement. J'ai provoqué dans une récente lettre les confidences d'Alexis [de Tocqueville] qui ne m'a pas encore répondu. En attendant je ne sais que ce que vous me dites. Il y a 8 jours et M. Rivet1 est venu inspecter ses rails de l'Ouest à Alençon. Il était accompagné de MM. Blount Brassey et Locke membres du parlement anglais. J’ai dîné avec eux et me suis empressé de demander à Rivet ce qu'il pensait de la prochaine élection académique. Il croyait que M. de Broglie accepterait. M. Maison, ancien préfet d’Amiens, est venu nous visiter hier. Il croit, après avoir vu des amis de Paris, il y a peu de jours, que vous serez nommé si M. de Broglie ne l'est pas. Cette même opinion a été exprimée par le chancelier2 à nos voisins. Étant sur le champ de bataille vous saurez parfaitement ce qu'il faut entreprendre et m'en donnerez sûrement avis. Malheureusement une affaire que je ne puis ajourner me retient ici jusqu'aux premiers jours de janvier. Remusat reviendra à la même époque. Je fais des vœux pour un succès qui me comblerait de joie; mais je désire surtout que vous sortiez de la lutte vainqueur ou vaincu, avec les seuls alliés que vous deviez avoir et l'appui très déclaré de MM. Berryer, Molė, Vitet etc.. La partie ainsi engagée présenterait de belles chances sans compromettre l'avenir et les convenances de votre situation ce qui me paraît l'essentiel.
Je suis bien effrayé pour la paix de ce programme des journaux semi officiels de Londres, reproduit presque en tête du Moniteur d'hier et annonçant le projet d'une occupation complète et définitive de la Crimée par la France et l'Angleterre. Comment imaginer qu'on pourra s'écarter à ce point des 4 conditions primitives sans amener d'interminables guerres? Si l'Autriche y consent elle est bien loin du rôle de médiation. Elle a fort à redouter, je le crois, la révolution italienne si elle s'engage avec toutes ses forces dans une guerre d'Orient. Il est vrai qu'en s'abstenant de certaines extrémités elle est également exposée. Comprenez-vous ce lit commun de la Crimée pour la France et l'Angleterre en dehors d'une campagne passagère ? Il y a dans tout ceci de redoutables mystères dont je n'ai pas le premier mot. Si nous envoyons 150.000 hommes à 800 lieues de chez nous il semble que nous serons obligés de renoncer à toute équipée sur le Rhin, car la loi actuelle de recrutement, après les prélèvements nécessaires pour une telle expédition pour la surveillance de l'Afrique et de l'Italie, ne nous laissera en France que 150.000 hommes disponibles. Mais alors pourquoi manquer de modération et tout risquer ? La témérité se concilie mal avec l’éparpillement des forces dont on dispose. Je ne puis croire au sérieux projet d'une conquête entière de la Crimée si l'Autriche n'est pas entrée à fond dans un traité de partage; et alors il nous reste à comprendre comment l'Allemagne s'en accommodera.
Offrez, je vous prie, mes souvenirs à votre cher hôte, mes amitiés aux Rességuier et agréez, cher ami, mes bien tendres sympathies dans la mêlée qui vous est personnelle. La Crimée et l'Académie ont toutes mes émotions.
F C
1Rivet, Jean-Charles (1800-1872), préfet et homme politique. Député de Corrèze sous la Monarchie constitutionnelle (1839 à 1846), puis représentant du Rhône à l'assemblée constitutionnelle de 1848, il fut élu par la Corrèze à l'Assemblée nationale du 8 février 1871 où il s'inscrivit au centre gauche et apporta un soutien sans faille à la politique de Thiers. Sa proposition, instituant la présidence de la République à la place du titre de chef du pouvoir exécutif détenu par Thiers, sera adoptée le 31 août 1871 par l'Assemblée nationale qui, dans le même temps se déclarera constituante.
