Année 1855 |
17 février 1855
Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux
Paris, 17 février 1855
J'ai reçu hier, cher ami, votre lettre du 14 et la copie de l'admirable mémoire dont vous m'aviez parlé. Un mot d'abord sur celui-ci. J'ai été bien heureux d'y trouver tous mes sentiments beaucoup mieux exprimé que je n'aurais su le faire. Vous savez qu'au besoin je ne vous refuse pas mes objections et mes doutes; je n'ai jamais compris les devoirs ni le charme de l'amitié sans une entière franchise à cet égard. Cette fois, ma satisfaction est complète. Il m'est impossible d'imaginer un mais ni un si. Si ces belles pages m’étaient parvenues plus tôt, j'en aurai fait le discret usage que vous autorisez auprès d'Alexis [de Tocqueville], mais il est reparti pour sa forêt après la dernière bataille qui a été couronnée pour la nomination d'Odilon Barrot. Il est d'ailleurs bien disposé et préparé. J'attendrai son retour, vers la fin du mois, pour l'entretenir de ce qui me paraît propre à fortifier ses bonnes intentions. Vous serez là, et vous dirigerez mes démarches. L'attente de votre propre retour si prochain m'empêchera aujourd'hui de vous rendre un compte détaillé de mes conversations avec vos amis. Vous faites très bien de venir. Les choses sont arrivées à ce point de complication et de délicatesse où vous seul pouvez juger de ce qui reste à faire. J'ai causé de vous avec les principaux personnages. Ils tiennent bon, mais n'espèrent les uns et les autres le succès que pour une quatrième occasion qui n'est pas née.
Leur effort, selon eux vous donnera 13 à 14 voix dont l'autorité s’accroîtra lorsqu'une vacance, probablement prochaine (vu l'âge et les infirmités de plusieurs académiciens dans l'état de M. Lacretelle1) se présentera. Ils pensent tous que les hommes de lettres, du métier proprement dit, doivent être ménagés ; que dans l'intérêt de votre candidature aussi bien que celui de leur compagnie, il ne faut pas les mettre contre soi. Vos titres, dans leur opinion ne sont pas de mature à s’effacer ainsi que vous le prétendez avec une modestie qui n'est pas le sentiment de vos amis en ce qui vous concerne. Ils se fondent sur un trop rare mérite et depuis 1851 aucune illustration, d’ailleurs n’est survenue sur l'horizon.
La lutte très vive à l'occasion de Barrot, n'a pas été ces jours-ci favorable à des explications à fond sur le 3ème choix dont on n'avait pas à se préoccuper immédiatement.
La réception de Berryer2 absorbe aussi toutes les attentions son effet nous sera utile. Vous y assisterez, je n'en doute pas. Ainsi, avant 6 à 7 jours j'espère vous exposer sans réserve, toutes mes observations sur les divers camps. J'ai passé une bonne partie de mon temps à promener, comme le général Niel3, ma lunette sur les bastions et les tranchées. M. Molė est fort souffrant d'une bronchite.
Nous avons une queue d'hiver très rude et bien inquiétante pour notre pauvre armée. J'ai lu hier une lettre (en date du 1er février) d'un officier attaché au général Canrobert4. Elle annonce une prochaine grande affaire qui donne l'espoir de la destruction de Sébastopol. Tracy5 a vu également à la même date une lettre adressée à l'amiral Fourrichon6, et pleine de pronostics sur un pompe dénouement.
Je dis dénouement pour être un narrateur exact, car pour moi je ne crois pas que la prise de Sébastopol amène la paix; elle y sera au contraire à l'obstacle. Nous étions ces jours derniers, et nous sommes encore, dans un de ces rares et très courts moments, au milieu d'une grande guerre, où de part et d'autre, l'état des amours propres et des intérêts n'empêche pas des traites. Dans peu de jours il ne sera plus temps.
Nos amis ne croient pas à l'intention réelle de L. Napoléon de se rendre en Crimée. Cependant, il est certain qu'il en a parlé, ce qui ne prouve pas que le projet soit sérieux ni arrêté. Les uns et les autres repoussent ce bruit assez persistant en concluant selon l'usage :..."après tout ce gouvernement vit des surprises".
J'avais mis très exactement ma lettre du 27 janvier à la poste. Le retard ne peut guère s'expliquer que par une violation officielle du secret des correspondances.
Je vous embrasse de tout mon cœur et avec une extrême impatience de vous revoir.
F C
1Lacretelle Charles (1866-1855), historien, il fut rédacteur parlementaire au Journal des débats pendant l'Assemblée constituante. Auteur d'un Précis historien de la Révolution française, il était entré à l'Académie française en 1811. Il mourut le 26 mars 1855.
3Niel Adolphe (1802-1869), général puis maréchal de France (1869), il fut aide de camp de Napoléon III de 1855 à 1860). Il sera nommé ministre de l’armée en 1867.
4Canrobert, François-Marcellin Certain de (1809-1895), militaire et homme politique. Ancien aide de camp de Louis-Napoléon Bonaparte, le maréchal de Canrobert est un des leaders du parti bonapartiste. Diplômé de l’École spéciale militaire, lieutenant en 1833, il fut envoyé en Algérie de 1835 à 1850. Aide de camp du prince Louis-Napoléon, il prit une part active dans le coup d’État du 2 décembre. Entré au Sénat en 1855, il fut nommé maréchal de France le 18 mars 1856. Il commanda en Crimée et pendant la guerre de 1870-1871. Élu sénateur du Lot (1876) puis de la Charente (1879), il siégea avec le groupe de l'Appel au peuple.
5Destut de Tracy, Alexandre (1781-1864), polytechnicien. Député de l’Allier sous la Restauration et sous la Monarchie de Juillet, il sera élu à la Constituante en 1848 où il vota avec la droite. Réélu à la Législative, il sera nommé ministre de la Marine dans le premier cabinet Barrot. Il s’était opposé au 2 décembre.
6nFourichon, Martin (1809-1884), officier de vaisseau il sera nomme vice-amiral en 1859. Ministre de la Marine et des colonies de 1870 à 1871 et de 1876 à 1877. Député de la Dordogne de 1871 à 1876, il sera sénateur inamovible de 1876 à sa mort.
