CECI n'est pas EXECUTE 7 octobre 1855

Année 1855 |

7 octobre 1855

Francisque de Corcelle à Alfred de Falloux

Essay (Orne), 7 oct 1855

Cher ami, je suis en ce moment absorbé dans une étude dont rien ne pourrait me distraire me croyant obligé par conscience de m'en acquitter de mon mieux. Il s'agit de détacher de mes souvenirs un mémoire sur les conditions nouvelles que l'indépendance temporelle du Saint Siège peut exiger dans l'avenir. Je commence par là afin d'obtenir de vous beaucoup d'indulgence sur la forme écourtée des simples notes que je vous envoie, et aussi pour répondre désormais à vos provocations indulgentes, dans le cas où vous auriez la bonté de me dire: pourquoi n'achevez-vous pas? pourquoi n'apportez-vous pas tout votre concours au Correspondant?

Ce n'est, cher ami, ni la sympathie ni le cœur qui me manque. C'est le talent d'abord, et ensuite la liberté. Pour le moment je suis exclusivement préoccupé d'un sujet qui dépasse mes forces, mais qui m'est imposé comme un véritable devoir. Ainsi, je me borne à ces matériaux peut-être inutiles.

C'est la seconde fois que M. Veuillot justifie sa méthode comme journaliste pour emprunter au sermon de Bourdaloue1 sur le zèle pour la défense des intérêts de Dieu et les recommande à l'attention de ceux qui ne partagent point tous ses sentiments.

Réponse de Bourdalouee, à M. Veuillot:

" (Dans ce sermon même)

" le zèle que je vous demande étant un zèle de charité qui n'a rien <mot illisible> en même temps qu'il combat l'impiété et le péché, il y a tout sujet de croire qu'il sera efficace et d'en attendre le fruit que l'on se propose.

" vous me direz qu'ils faut user de discrétion et je le dis aussi bien que vous. Car à Dieu ne plaise que je vous engage à imiter ceux qui emportés par leurs propre sens, au lieu de se faire un zèle de leur religion, se font une religion de leur zélé.

.....( plus loin): agissez avec respect, mais agissez avec force; l'un n'est pas contraire à l'autre. Honorez la naissance (1) honorez la dignité honorez la personne mais condamnez la justice et l'iniquité. Cependant, chrétiens, voici le désordre.

On a du zèle, et quelquefois le zèle le plus violent et le plus amer pour certaines conditions, et l'on en manque pour d'autres états plus relevés. On se dédommage en quelque manière sur les petits de ce qu'on ne fait pas à l'égard des grands. Tout est crime dans ceux-là, et tout est, ce semble, permis à ceux-ci. On se persuade que c’est sagesse de se taire, de dissimuler, d'attendre l'occasion favorable et un moment qui ne vient jamais ou qu'on ne croit jamais être venu (2).
Ah! Seigneur, au tennis cette damnable sagesse du monde et remplissez-nous de votre zèle.
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(1) article de l'Univers contre Henri IV si pleinement loué par Bourdalouee dans le sermon sur Saint-François-de-Sales, contre Louis XIV et la plupart des princes de la maison de Bourbon.
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(2) vitupération, raillerie contre les anciens conservateurs, contre les parlementaires, contre les académiciens, les éclectiques qui ont la prétention de se modérer etc.... Indulgence entière pour le gouvernement despotique, apologie que ce zèle nous serve de réponse à toutes les difficultés d'une spécieuse et vaine politique. Si les apôtres avaient eu de tels ménagements auraient-ils prêché l'Évangile malgré les édits des empereurs? Auraient-ils répondu avec tant de fermeté aux juges et aux magistrats?

Bourdalouee revient sans cesse sur les <mot illisible> du faux et du véritables zèle.
Dans son sermon ( pour le 3ème dimanche après la Pentecôte) De la sévérité chrétienne,
" Telle est, mes frères, la grande différence qui se rencontre en la prétendue sainteté des pharisiens et la sainteté évangélique : l'une est sévère jusqu'à se rendre inexorable et à étouffer tous les sentiments d'une juste compassion: l'autre ne dédaigne personne, s’attendrit sur les misères spirituelles du prochain et ne cherche qu'à les soulager: vera justicia compassionem habet, falsa dedignationem (Grég.)

" Que veux-tu dire après tout ? Est-ce que cet homme Dieu, pour attirer les pêcheurs, flattait le péché? Il n'y a qu'à consulter son évangile pour se détromper d'une si grossière erreur.
Il était sévère, mais
avec mesure, mais avec une sagesse toute divine au lieu que les pharisiens l’étaient où il ne fallait pas l'être,  et ne l'étaient pas où il fallait l'être.  (même sermon):
On est sévère ; mais en même temps on porte dans le fond de l'âme une aigreur que rien ne peut adoucir, des inimitiés dont on ne revient jamais. On est sévère: mais en même temps, on entretient des partis contre ceux qu'on ne se croit pas favorable
s, on leur suscite des affaires, on les poursuit avec chaleur, on ne leur passe rien, et tout ce qui vient de leur part, on le rend odieux par les fausses interprétations. On est sévère: mais en même temps on ne manque pas une occasion de déchirer le prochain. La loi de Dieu nous défend d'attaquer même la réputation d'un particulier; mais par un secret que l'Évangile nous a point appris, on prétend, sans se départir de l'étroite morale qu'on professe, avoir droit de s'élever contre des corps entiers (académies, Rostrales Elocutores, ratiocinantes atque paganos, etc) de recueillir toute part tout ce qu'il peut y avoir de mémoire scandaleuses qui les déshonorent et de les mettre sous les yeux du public avec des explications, des exagérations qui changent tous les faits et les présentent sous d'affreuses images. On est sévère: mais en même temps on cherche l’éclat et l'ostentation des plus saintes œuvres, et l'on y affecte une singularité qui distingue; on est bizarre dans ses volontés, chagrin dans ses humeurs, piquant dans ses paroles,  impitoyable dans ses arrêts, impérieux dans ses ordres, emporté dans ses colères fâcheux et importun dans toute sa conduite. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est qu’en cela souvent on croit rendre service à Dieu et à son Église, comme si l'on était expressément envoyé dans ces derniers siècles pour faire revivre les premiers et pour séparer l'ivraie du bon grain. Hé ! Mes frères, l’Église serait bien mieux servie si elle était mieux édifiée; elle serait bien plus édifiée si elle était remplie de chrétiens mortifiés dans les cœurs et modérés (3) dans leurs passions. Si le fidèle, uni par le lien d'une même foi, ne répandait point tant de fiel sur d'autres fidèles comme lui; si l'on s'attachait moins "à parler de ceux-ci, à raisonner sur ceux-là, à noircir et discréditer des gens qui ne plaisent pas, parce qu'on ne peut convenir avec eux et qu'on les regarde comme des obstacles au desseins qu'on a formés. Voilà où la sévérité devrait être appliquée: à ce comporter avec plus de ménagement avec plus de condescendance avec plus de retenue, plus de douceur; à étouffer des saillies trop impétueuses, à supprimer des discours trop de fois rebattus et trop injurieux, à prendre un empire absolu sur soi-même pour agir toujours selon la religion, la raison, et jamais selon la passion.
"Ah! Mes chers frères ne suivons pas ce grand chemin de la passion, puisque c'est le grand chemin de la perdition.
Et parce qu'entre la raison et la passion il y a souvent très peu de distance et qu'entre la passion et le péché il y en a encore moins, allons toujours, autant qu'il est possible dans toutes nos délibérations, contre le cours de la passion et défendons-nous plutôt ce qui nous est permis que de nous mettre en danger de nous permettre ce qui nous est défendu. Et parce que certaines passions ont l'apparence de certaines vertus, ou que certaines vertus dégénèrent aisément en passion, défions-nous de ces justices qui sont souvent de grandes injustices; défions-nous de ces zèles et de ces sévérités qui sont souvent de cruelles iniquités.

Madame de Sévigné on le voit n'avait pas tout à fait raison quand elle disait: Le Bourdalouee frappe comme un sourd! Il frappait avec justice, discernement, charité et mesure. M. Veuillot ajoute : Bourdalouee prévoit tous les cas, toutes les rencontres, tous les périls. Sa réponse est toujours la même. Rien n'est plus vrai et nous ne serions mieux exprimer combien nous sommes de cet avis qu'en complétant les citations de l'Univers.

A Dieu ne plaise que nous accusions la conscience de l'éminent écrivain qui nous a remis en mémoire ces salutaires enseignements. Nous nous ferions un égal scrupule d'appliquer, à tort, à toute la rédaction de son journal, la plupart des reproches qui éclatent dans les portraits du grand serviteur de Dieu, résolus que nous sommes à les méditer pour notre propre préservation ;"à parler de ceux-ci, à raisonner sur ceux-là, à noircir et discréditer "à parler de ceux-ci, à raisonner sur ceux-là, à noircir et discréditer, « afin de connaître, comme le recommande encore le beau sermon sur la sévérité chrétienne, de quels écueils nous avons à nous garantir et quelle route nous avons à prendre pour les éviter."

En condamnant les emportements d'un zèle outré, les saillies impétueuses, l'orgueil et la médisance, Bourdalouee défendait sa congrégation, si chère à l’Église, contre la passion et les iniquités des Provinciales. Mais ce sont là des dangers de tous les temps, plus redoutables, peut-être, dans le nôtre, où les fautes des écrivains religieux se produisent devant un si grand nombre de lecteurs plus ou moins prévenus contre la vérité divine que nous sommes tenus, les uns comme les autres, deleur faire comprendre et aimer.

Sans doute la modération, de même que le zèle, la sincérité, le courage, ne méritent pas ces noms quand les intentions de la foi leur font défaut. Il est nécessaire de s'en proposer l'exercice, ce qui n'est plus alors une vaine attitude car on se tient en garde, en même temps, contre les faiblesses qui en éloignent." après tout, selon Monsieur Veuillot, un journal est essentiellement une machine de guerre: un écrivain religieux doit, sans doute, combattre sous cette forme, avec une courageuse charité, combattre pour éclairer, pour ramener, pour convaincre; mais le fond d'une telle entreprise ne saurait être une machine de guerre.

L'Évangile ainsi que le dit Bourdalouee, ne nous a pas appris le secret d'obtenir dispense des obligations chrétiennes pour un motif quelconque. Crois-t-on que si la publicité de notre temps était connu au 17e siècle cet incomparable directeur des consciences du permis aux journalistes et surtout aux journalistes religieux sous prétexte de guerre, ce qui est interdit à tout autre état? Ne semble-t-il pas, au contraire, qu'il ait prévu les écarts qu’il faut éviter, dans les deux magnifiques sermons sur la Médisance et la Charité du prochain où nous trouvons encore ces avertissements?
" le dirais-je et ne s'en formalisera-t-on point? Non mes frères, car je le dirai avec tout le respect et toute la circonspection convenable: la médisance et le vice des prêtres aussi bien que des laï
ques, des religieux aussi bien que des séculiers, des spirituels et des dévots aussi bien et peut-être même plus que des libertins et des impies. Prenez garde; je ne dis pas que c'est le vice de la dévotion, à Dieu ne plaise. La dévotion est toute pure, toute sainte, exempte de tout vice; et lui en attribuer un seul, ce serait faire outrage à Dieu-même, et discréditer son culte. Mais ceux qui professent la dévotion ont leur péché propre comme les autres; et vous savez si le plus ordinaire n'est pas la médisance. Péché qui s'attache aux âmes d'ailleurs les plus pieuses, péchés qui perd bien des dévots et qui déshonore la dévotion.

.... Cette raillerie que vous avez faite, qui a paru fine et spirituelle, mais aux dépens de votre prochain, et qui peut-être a été applaudie de ceux qui n'y prenaient nul intérêt, du moment qu'elle reviendra à la personne dont vous avez parlé, quels mouvements de dépit et d'indignation n'excitera-t-elle point dans son cœur? Si vous aviez respecté la charité, on aurait pas vu ces dissensions , ces emportements, ces vengeances qui ont éclaté. Nous voyons tous les jours que les plus grands troubles, que les inimitiés les plus violentes, n'ont point eu d'autres origines que quelques petits intérêts du prochain, blessés d'abord par indiscrétion, mais qui, dans la suite, ont porté à tous les excès de la passion et de l'animosité: or, qui peut douter que la charité ne soit responsable de ces suites? Et pourquoi ne le serait-elle pas, chrétiens, ou plutôt pourquoi n'en serions-nous pas responsables pour elle? Puisque ces suites sont aussi funestes que nous l'éprouvons, pourquoi ne serions-nous pas obligés de les prévoir, et en les prévoyant, à les éviter? Ne connaissons-nous pas assez le monde pour être instruits de tout cela, et montrons-nous, dans le reste de notre conduite, que nous l'ignorons?

On se dit bien justifié, lorsqu'on dit : je n'ai point attaqué l'honneur et la réputation de ceux qui se plaignent de moi; mais on ne prend pas garde que c'est la une des plus vaines excuses dont la malignité du monde se couvre: car, ce qui détruit la charité parmi les hommes, ce n'est pas seulement ce que les hommes appellent chose essentielles en fait de réputation et d'honneur; et tel ne s'offensera pas moins d'être raillé sur son ignorance et la grossièreté son esprit, que d'être accusé de manquer de cœur et de probité. Il ne faut pas, dit Saint-Bernard, que nous considérions la charité telle qu'elle serait dans les créatures d'une autre espèce que celle qu'il a plu à Dieu de produire, ni même telle qu'il serait à désirer qu'elle fut absolument dans le prochain; mais telle en effet qu'elle y est et qu'elle y sera toujours. Les hommes sont nés imparfaits; donc il vous sera permis d'en user avec eux comme s'il ne l'étaient pas; ils ont pour eux-mêmes, et pour ce qui les concerne, une extrême sensibilité; donc vous pourrez impunément les irriter et les aigrir; la charité dans leur cœur est bien fragile; donc vous n'aurez nul égard à sa fragilité. Eh! Quoi poursuit ce saint docteur, est-ce ainsi que raisonnerait Saint-Paul? Sont-ce les règles du christianisme qu’il donnait aux fidèles lorsqu'il leur recommandait de respecter jusqu'à la faiblesse de leurs frères, de craindre surtout que, par leur conduite peu discrète, une âme faible pour laquelle Jésus-Christ est mort ne vint à périr?
Et peribit infirmus in tua scientia frater propter quem Christus mortuus est ( Cor. 8).
Il me semble, cher ami, que sur ce fond on pourrait composer une édifiante réponse mais je ne m'en charge pas. J'étais incapable et d'ailleurs, si je disais
On dans le Correspondant il me faudrait dire B, or, je suis à Rome.

Que de choses encore à répondre! Avez-vous remarqué ce passage où l'on admet qu'il est permis de prier en secret pour les pêcheurs, pourvu qu'on les attaque à la façon de l'Univers?
La théorie du dénigrement et de la fureur poussé jusque-là est une véritable hérésie.
Quel engouement de succès de la médisance! Quel orgueil de ses abonnés! "Aimons dit Bourdalouee (sur le jugement de Dieu) dans les suffrages du monde, la vérité qui nous corrige, et non pas celle qui nous flatte, la vérité qui nous rend humble et non pas celle qui nous enfle"
Vous avez habitué quelques milliers de pauvres curés de campagne ou dangereux plaisir de la médisance, et c'est là ce qui vous est un si vilain sujet de supériorité et de victoire....
Sur ce, il faut, dire avec son pater : dimitte nobis debita nostra,
sicut et nos dimittimus debitoris Veuilloto.
Mille et mille tendresses F. C.

 

(3) il est décidément fort à craindre que le grand prédicateur ne soit du parti modéré.

1Bourdalou, Louis (1632-1704), théologien et philosophe. Faisant figure de sage dans un monde quelque peu frivole, il est considéré comme le plus janséniste des Jésuites.


 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «7 octobre 1855», correspondance-falloux [En ligne], Année 1855, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Second Empire, Année 1852-1870,mis à jour le : 27/03/2024