CECI n'est pas EXECUTE 31 octobre 1840

Année 1840 |

31 octobre 1840

Victor de Persigny à Alfred de Falloux

Citadelle de Doulens1, 31 octobre 1840

Je vous demande pardon, mon cher ami, de n'avoir pas répondu plustôt [sic] à votre dernière lettre. Mille préoccupations m'en ont empêché. Sachant d'ailleurs de quelles pensées votre esprit a dû être occupé je n'ai pas voulu venir vous troubler  au milieu de plus douces préoccupations que les miennes. Permettez-moi d'abord de vous remercier de tout cœur de la marque de confiance que vous m'avez donnée en me faisant part de vos projets. Rien de ce qui vous concerne ne pouvait m'intéresser d'avantage [sic] que la nouvelle de l'acte important que vous paraissez sur le point d'accomplir. Je fais les vœux les plus ardents pour l'heureux succès de vos projets, et pour la réalisation de tous vos plans de bonheur. Je ne doute pas qu'il ne s'accomplissent : le bonheur est toujours dans les mains de l'homme qui sait réussir aux qualités de cœur et de l'esprit la puissance morale qu'inspirent à l'homme les vertus chrétiennes. Vous serez heureux dans les liens que vous allez former, j'en suis convaincu. Car d'abord votre choix sera digne de vous. Vous, mon noble et sage ami, vous ne pourriez pas aimer pour la compagne de votre vie, un être qui ne fut capable de vous suivre dans la voie que votre haute raison s'est tracée. Votre esprit est trop clairvoyant pour se tromper et votre cœur trop tendre pour ne pas aimer comme il faut aimer la douce compagne de votre vie. Soyez donc heureux et suivez vos destinées, elles ont été remplies jusqu'ici si noblement qu'elles doivent aboutir à un noble but. Pardonnez moi de vous parler ainsi si naïvement. J'éprouve un vrai plaisir à exprimer les sentiments que vous m'avez inspiré et le genre d'amitié que je ressens pour vous. J'étais depuis si longtemps dans les agitations d'une vie active et exceptionnelle, j'ai beaucoup plus de la vie des passions que de celle des vertus, et vous devez comprendre quels en sont les mécomptes. J'ai passé ma vie à déifier certaines grandes passions ; mais j'ai eu beau les poétiser au fond de mon cœur, il m'a fallu sans cesse descendre aux hideuses réalités de la vie des passions. Si vous réfléchissez que depuis six ans je suis dévoué à un parti, et par conséquent un homme de parti, qu'honoré de la plus intime confiance du chef de ce parti depuis six ans j'ai dû subir chaque jour le contact de toutes les passions qui se pressent autour d'un chef de parti, sans parler  même de toutes les haines , de toutes les jalousies, de toutes les misérables petites passions qui disputent au confident d'un chef de parti la confiance qui lui est accordée, et de ces petites passions qu'il éprouve lui-même, vous comprendrez quel bonheur c'est pour moi que de pouvoir me reposer dans la pensée d'une amitié pure, noble, élevée, étrangère à toutes ces passions. Je ne sais plus quel écrivain disait en parlant de l'amitié que les hommes ne s'accrochaient bien que par leur vices. Ce doit être comme vous [deux mots illisibles] écrivain à notre époque. Mais si cela est vrai quand on s'est accroché pendant si longtemps à des passions, il est bien doux de rencontrer  un noble cœur dont la vertu soit l'unique lien qui vous attache ! Mais il faut que je vous parle de votre admirable livre. C'est bien là en effet le digne mémorial du temple. Je n'hésite pas à dire que c'est la plus belle histoire royaliste qui ai été faite sur cette époque et je ne sais pourquoi je dis royaliste car en vérité il est impossible d'y trouver les passions d'un parti. Ce bel hommage rendu à la plus noble et à la plus grave de toutes les infortunes m'a vivement touché. J'ai suivi la marche de cette fatale destinée avec tout l'intérêt d'un cœur subjugué par la pieuse résignation du malheureux roi. Jamais je n'avais senti la poésie de ce grand drame comme vous la faites comprendre Ce qu'il y a de grand dans cette courageuse résignation m'avait échappé jusqu'ici. Cette résignation toutefois je ne l'approuve pas mais je l'admire. Car toutes la grandes vertus sont [mot illisible] de notre vénération. Mais en parcourant votre beau livre j'ai été tourmenté de bien tristes pensées. Quand vous nous faites voir ce noble roi comprenant dans son esprit droit et surtout dans son cœur, le besoin de réformes d'anciennes institutions devenues par la suite du siècle de dangereux abus ; quand vous nous le montrez animé de la grande pensée de doter ses peuples de nouvelles et salutaires institutions; quand enfin vous le présentez comme le premier réformateur de la société, pourquoi faut-il en suite le voir privé de la gloire d'accomplir lui-même de grandes choses? Quand vous nous le montrez dans la séance royale du 23 juin2 posant lui-même toutes les grandes questions de la Révolution française, tous les grands principes de cette transformation sociale, et leur donnant lui-même leur véritable signification, pourquoi doute-t-il de son autorité pour réaliser sa noble pensée? Pourquoi laisse-t-il dans le fourreau l'épée de Henri IV et de Louis XIV? A chacune de nouvelles souillures que subit la majesté du trône le roi courbe un front résigné devant la religion de l'humilité. L'insatiable avidité de l'esprit révolutionnaire ou plutôt du débordement populaire lui arrache pièce par pièce les débris de son empire et à chaque nouvelle humiliation, la religion semble lui ordonner de se résigner, dites moi et pardonnez-moi cette question : pourquoi les esprits religieux dans le christianisme ont-ils généralement cette disposition à s'humilier devant la violence et à se résigner devant la force ? Malgré moi je compare l'humilité chrétienne à la résignation fataliste des musulmans. Dans la destinée des empires sans doute l'humilité chrétienne peut jouer un grand rôle ; car elle devient la première base de principe d'autorité. Mais pour quoi le dépositaire de l'autorité y est-il si soumis. Où est l'autorité où est la grandeur des empires si le droit humilié devant la force, et si l'on considère les grandes catastrophes comme des épreuves envoyées par Dieu au bénéfice d'une vie future ? Mais j'oublie que le royaume du droit n'est pas de ce monde :principe fatal, qui dans ma faible intelligence en jugeant des choses divines, me paraît la cause première de tous les malheurs du christianisme : pourquoi borner la religion a préparer le bonheur de l'individu dans [deux mots illisibles], au lieu de servir aussi au bonheur des sociétés dans le monde. La séparation des pouvoirs temporels des pouvoirs spirituels est dans le principe de la religion chrétienne, elle est plus particulièrement [mot illisible] par les circonstances où se trouve la religion dans nos sociétés modernes. Mais humainement parlant quelle absurdité. Combien robe plus intelligente que les sociétés chrétiennes en faisant de la religion la première base de l'autorité politique. Que de grandeur, que de merveilles produisit ce principe. Je reviens votre beau livre. Si je me permettais de vous faire une critique de votre admirable ouvrage, je ne le pourrais le faire que sur un seul point. Pour comprendre tout à fait la position de la royauté au commencement de la révolution, il faudrait connaître exactement quelle résistance aurait pu faire le roi s'il avait voulu défendre la majesté du trône. A-t-il jamais senti la force dans ses mains ou s'est-il vu privé dès le commencement de toute résistance ? A-t-on pu impunément violer la dignité royale ? Ce point historique de paraîtraient importants à éclaircir. Quelle était la force et l'esprit des troupes ? Étaient-elles encore fidèles ou déjà soulevées ? Pour la gloire de Louis XVI, j'aimerais mieux que dès le principe il ait été privé de toute force, de tout moyen de résistance, et qu'il n'ait eu qu'à se résigner. Mais le fait n'est pas démontré, et même [mot illisible] serait difficile de le croire. Après les premiers actes de la révolution, après avoir vu son autorité méconnue, ses intentions calomniées et la majorité royale violée de la manière la plus grave, ne pouvait-il aller se placer à la tête de ses troupes, pour de la dissoudre l'assemblée, décréter lui-même la réalisation de nouveaux principes et l'abolition des anciens abus, et convoquer une nouvelle assemblée. Sans doute l'assemblée ne ce serait pas dissoute, elle aurait embrasé les passions et engagé une lutte violente. Mais si le roi fut resté dans une position indépendante et forte, s'il eut conservé surtout son esprit de modération, après quelques temps de violents désordres, les esprits modérés qui font la masse d'une nation lui fussent revenus et il n'eût plus qu'à traiter avec les clubs de l'assemblée pour rétablir l'ordre. Un pouvoir de huit siècles eut triomphé d'un pouvoir si nouveau. Mais il fallait être maître des troupes et c'est la question qui ne m'a pas paru suffisamment éclairée par tous les historiens de cette époque quand on voit le malheureux roi rester à Versailles et ensuite à Paris, où il est condamné à ce rôle effrayant d'un roi sans sceptre et sans épée, offert en hollocauste [sic] à toutes les passions d'une époque de délire, on ne peut empêcher de se demander où était donc son épée ! Pourquoi ne serait-il pas servi. Sans doute sa résignation devant les effrayantes agitations de son peuple à un caractère de grandeur que nul écrivain n'a si bien fait ressortir que vous, vous son véritable historien. Mais n'eût-il pas été plus grand, entreprendre l'épée à la main de rétablir l'ordre lui, qui pouvait se sentir fort de sa conscience, et de ses intentions pures ? Et ne valait-il pas mieux mourir à la tête du poignet de braves, que d'assister pendant trois terribles années à l'avilissement de la royauté. Après les épouvantables [mot illisible] des 5 au 6 octobre, devait-il subir plus longtemps cette gradation de la royauté. Ce n'est que le 21 juin de l'année suivante qu'il essaie de se soustraire à son horrible position. Remarquez, bien qu'en jugeant la conduite du roi, je ne [mot illisible] à ce malheureux [mot illisible] avait pas su conjurer [mot illisible] ou le dissiper, encore moins de n'avoir pas prévu la fin de cette épouvantable crise. Il est facile de raisonner aujourd'hui,mais le caractère de cette révolution est sans exemple dans l'histoire. Nul ne pouvait prévoir, nul ne pouvait deviner la marche des événements mais pourquoi le monarque a-t-il subi la dégradation de la royauté ; encore une fois pourquoi n'a-t-il pas préféré mourir en combattant. Encore une fois, je rends hommage à la résignation chrétienne ; mais je blâme dans un roi ; un roi à envers sa couronne de grands devoirs à remplir. Nul ne doit la toucher d'une main profane. Un roi doit mourir plutôt que subir la dégradation de la majesté royale. Quant à votre livre, mon cher ami, j'ignore quelle aura été l'opinion de la presse, de cette presse honteuse qui ne distribue ses éloges qu'à des flatteurs et à ses compères. Mais quelle que soit son opinion votre livre restera comme une grande et belle histoire et comme le véritable mémorial du temple. Il serait trop long et trop fatigant pour nous de vous citer toutes les belles pensées qui fourmillent à chaque page. Mais ce qui m'a frappé le plus c'est votre style simple et sévère, digne de la hauteur de votre sujet et si bien approprié à la grande infortune que vous racontez. Je n'oublierai pas non plus de vous complimenter sur ce talent particulier que vous avez de tracer en quel que le mot de manière aussi claire et si frappante la principale figure historique de votre ouvrage. Maurepas, Turgot, Joseph II, Necker, Mirabeau, La Fayette et tant d'autres sont admirablement caractérisés. Enfin mon cher ami, je dois finir cette longue lettre qui finirait par blesser votre modestie, je dirais seulement que dans mon opinion Louis XVI est l’œuvre d'un grand esprit et la noble cœur. En vous priant de me donner de vos nouvelles, assurément, je n'espère pas de longues lettres de votre part. Vous avez d'autres préoccupations qui méritent davantage la dépense de votre temps. Mais je recevrai de vos nouvelles avec un véritable bonheur. Nous sommes ici dans une situation peu agréable. J'occupe une chambre si froide et si humide qu'il m'est impossible d'y travailler. J'ai demandé vainement d'y avoir du feu à mes frais. On me l'a jusqu'ici refusé. Mais ce qui est le plus insupportable dans notre situation, c'est qu'il nous est interdit de recevoir des journaux et que nous sommes au secret le plus absolu pour toutes les nouvelles. Nous ne pouvons correspondre au dehors qu'à la condition que les lettres que nous recevons ne contiennent aucune nouvelle politique. Adieu mon cher et digne ami, pensez un peu à votre ami prisonnier. Tout à vous de cœur.

F. de Persigny.

Puisque vous avez été assez bon pour garder chez vous mes deux caisses, faites-moi le plaisir, si vous avez quelqu'un à Paris pour cela de les faire ouvrir pour y mettre du Vétiver3.

Notes

1Condamné à vingt ans détention par la Cour des pairs pour avoir participé aux tentatives de coups d’État de louis-Napoléon Bonaparte en 1836 à Strasbourg puis en 1840 à Boulogne, Persigny avait été incarcéré à la citadelle de Doullens, en Picardie.
2 Séance au cours de laquelle le tiers état refusa d'obtempérer à l'ordre du roi de délibérer séparément.
3Plante dont on se servait alors pour éloigner les insectes.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «31 octobre 1840», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Années 1837-1848, Monarchie de Juillet, Année 1840,mis à jour le : 25/03/2013