CECI n'est pas EXECUTE 21 mars 1881

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21 mars 1881

Werner de Mérode à Alfred de Falloux

Paris, ce 21 mars 1881

Mon cher ami, vous avez lu l'article d'Eugène Veuillot dans un des numéros de l'Univers de la semaine dernière, vous y avez vu son embarras vis-à-vis du nonce et du pape, son ennui d'être en froid avec ces grandes autorités et son vif désir de sortir de cette situation très fausse en ouvrant une nouvelle campagne contre les catholiques libéraux. Ces derniers ont bon dos, on peut leur courir sus sans aucun danger, sans même celui de déplaire au gouvernement. On ne les considère plus à Rome, il est vrai, comme les auteurs de tous les maux: c'est déjà beaucoup de gagné, mais il faut se bien garder de compter sur davantage et s'abstenir de tout ce qui pourrait permettre à ceux qui sont en froid avec le nonce1, avec le S[ain]t-Père, de recommencer les vieilles luttes où les place la contradiction entre leur politique guerroyante, tapageuse, intransigeante, avec celle toute opposée du nouveau pontife. Jouissons en silence du plaisir d'avoir un pape, un nonce, un évêque, qui ne pensent, ni n'agissent comme Pie IX, comme Mgr Chigi2, Mgr Meglia3 et l'ancien évêque de Poitiers4. Contentons nous de sentir, de quel côté était la sagesse, la prudence, la prévoyance, mais ne nous en vantons pas, nous perdrions le terrain que nous avons gagné. il y a encore si peu de gens qui comprennent tout ce qu'il y à substituer la politique des soit disant principes, à celle des résultats, la politique de la malencontreuse campagne du Morbihan, entreprise par outre, puis M. de Mun, à celle, qui  en 1850 conduite par vous avaient cueilli de si beaux fruits sur l'arbre planté et cultivé de 1830 à 1846 par Montalembert, le Père Lacordaire etc. En 20 ans, grâce à eux et à vous, l'Église avait passé du sac de S[ain]t Germain-l'Auxerrois, du pillage de l'Archevêché5, de l'enlèvement de la croix du Pantheon6, à son établissement, à la liberté des collèges de jésuites, à celle des ordres religieux, au rétablissement par les armes de la France du pouvoir temporel des papes, Charlemagne n'avait guère fait mieux. Aux jours et de désordre et de terreur de 1848, pour protéger un hôtel, on ne trouvait rien de plus efficace, que d'écrire sur la porte Ambassade du pape Pie IX.

La politique des principes inaugurés par les adversaires de la loi de 1850, par ceux qui ne la trouvaient pas assez bonne, nous a menés à la destruction du pouvoir temporel, à la Commune, au massacre des otages, aux décrets de M. Grevy, à leur brutale exécution, au tribunal, des conflits, aux conseils académiques et supérieur de M. Ferry, elle a reculée, de facile à rétablir, la monarchie impossible, elle a fait rater le miracle prêt à s’opérer en 1853, elle a empêché, sous prétexte de ne pas faire attendre le roi, toutes les combinaisons qui eussent maintenu le pouvoir aux conservateurs, elle a renversé le Maréchal. Elle a fait élire par l'élite des purs7 des sénateurs d'extrême gauche et par cette élection achevé de tout livrer à la Franc-maçonnerie. Vous aviez fait le prodige de donner à l'Église la plus féconde liberté, vous aviez amené les catholiques au pouvoir, l'Église, il est vrai, ne dominait pas. Mais elle était libre, tout en conservant de grands privilèges, ses enfants participaient au gouvernement de la chose publique, 1870 avait encore grandi cette situation inespérée. On a, voulu avoir plus et on a tout perdu: c'est malheureusement un peu la tendance du clergé, quand ses amis sont au pouvoir, il leur demande ce qu'ils ne peuvent lui donner, sauf quand ses ennemis deviennent les maîtres, à leur faire toutes les concessions possibles:  c'est une condition à laquelle il faut nous résigner. Broglie, Meaux, Kerdrel pensent comme moi, ils sont convaincus qu'il faut laisser l'Univers en face de la nonciature et du Vatican et ne pas nous mêler de ce qui les divise. Toute intervention directe du Français, du Correspondant dans la lutte serait souverainement intempestive. Nous ferions le jeu des intransigeants catholiques et royalistes, nous détournerions les [mot illisible], à la grande satisfaction de nos adversaires. Voilà cher ami, les réflexions que m'a suggéré la lecture de l'article de Veuillot, je les soumets à votre sagacité et je suis votre très affectionne admirateur.

W. Merode.

Notes

1Mgr Czacki.
2Chigi Flavio (1810-1885), élevé au cardinalat en 1873.
3Meglia Pie Francesco (1810-1883), nonce à Munich de 1866 à 1874, élevé au cardinalat en 1879.
4Mgr Pie. Tous ces prélats étaient des ultramontains intransigeants très hostiles aux catholiques libéraux.
5Les 14 et 15 février 1831, l’église de Saint-Germain l'Auxerrois fut envahie et mise à sac par les républicains. Le lendemain, l’émeute saccagea l’archevêché et de nombreuses églises à Paris et en province.
6Le 2 avril 1871, les petites branches de la croix qui surmontait le Panthéon avaient été sciées et un drapeau rouge avait été planté sur l'édifice. Avec le retour des conservateurs au pouvoir, le Panthéon fut restauré et la croix fut replacée au sommet du dôme.
7C'est ainsi qu'étaient désignés les inconditionnels du comte de Chambord et du drapeau blanc.

Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «21 mars 1881», correspondance-falloux [En ligne], BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Troisième République, 1881,mis à jour le : 27/03/2015