CECI n'est pas EXECUTE 7 février 1870

Année 1870 |

7 février 1870

Alfred de Falloux à Couvreux (abbé)

7 février 1870

Cher Monsieur,

La réponse de Monsieur Dechamps1 était attendue avec impatience et vous aurez sans doute su déjà par divers côtés à quel point elle avait trahi l'embarras son auteur. Néanmoins je tiens à vous dire pour mon propre compte tout ce qui pourrait servir d'allégement ou de consolation à notre grand évêque et, lorsqu'il brave les plus amères épreuves pour la défense des intelligences et des âmes, c'est bien le moins qu'il voye clair dans le cœur de ses plus proches amis.

Répondre en 30 pages qu'on n'a pas le temps de présenter ses bons arguments et qu'on s'en occupera plus tard si quelque autre d'ici là ne veut pas nous en épargner la peine, ne serait le complet du comique dans une pareille situation si le rire ne s'était pas évanoui d'avance pour faire place à la plus profonde tristesse. La révolte s'en mêle aussi quand on voit une imperturbable suffisance dominer encore la confusion, passer la main sur l'épaule du P. Gratry2 comme on le fait sur la joue d'un petit garçon et inviter tout tranquillement M. l'évêque d'Orléans à la pénitente humilité de Fénelon le jour de sa condamnation. Moins MM. de Malines, de Westminster3 et leur école discutent et prouvent, plus ils tranchent, condamnent et outragent. Ils ont seuls raison, il ont toujours raison, par le fait seul qu'ils daignent ouvrir la bouche ou prendre la plume, ils refusent toute liberté à autrui pour s'accorder toute licence à eux-mêmes et ils sont dispensés de réfuter personne, parce qu'on est hors l’Église dés qu'on les a contredits. La réponse de M. Dechamps est un modèle en ce genre : je maintiens ce que j'ai dit et je le démontrerai aux calendes grecques. - Vos textes prouvent le contraire de ce que vous en concluez, mais je n'indiquerai même pas approximativement quelle doit être leur véritable interprétation ! Le P. Gratry démontre d'avance, pages 46, 47 et 48, qu'on ne peut invoquer une vaine subtilité qui présente Honorius4 comme condamné sur une question étrangère au dogme pour un acte étranger au pontificat ; M. Dechamps base précisément sur cette subtilité seule son embryon de réponse et ne fait même pas une allusion à l'argumentation anticipée et au texte précis de ces pages 46, 47 et 48. C'est toujours la science infuse couverte par la surdité de naissance ou par l'aveuglement volontaire !

Je vous avoue, cher Monsieur l'abbé, qu'après avoir été effrayé dans une certaine mesure des armes qu'on était obligé de manier pour atteindre de tels adversaires et des blessures qu'on était obligé de faire subir du même coup à d'autres que les coupables, je demeure de plus en plus convaincu des périls bien autrement graves de la faiblesse ou de la complaisance et je ne souhaite rien tant que la lumière qui, en éclairant quelques tristes pages du passé, préserverait à jamais l'avenir. Aucune révélation de détail, aucune accusation isolée et individuelle, quelque haut qu'elle porte ne peuvent produire la millionième partie du mal que fait tous les jours ce catholicisme nouveau à la fois insolent et imbécile que M. Dechamps était appelé à flétrir, non à protéger, et dont M. Veuillot devient l'expression de plus en plus radieuse. Il faut désespérer de convertir par la persuasion et par le ménagement les hommes qui voient chaque matin, sans un soulèvement de dégoût et de frayeur, une lettre partir de Rome et traduire aux quatre coins du monde le concile, dans les termes les plus odieux quand ils ne sont pas les plus ridicules. On traite le P. Gratry en illuminé. Et qu'est-ce que c'est donc que chaque numéro de l'Univers depuis que Louis Veuillot trône sur les marches mêmes du siège pontifical et montre jour par jour ses ricanements, ses insultes et ses anathèmes au-dessus de la tête du vénéré et infortuné Pie IX ? Qu'est-ce que c'est que l'illuminisme si on ne le retrouve pas tout entier avec ses plus pitoyables caractères dans chaque ligne de M. de Tulle5 et dans plusieurs pages de M. de Poitiers6 ? Ces messieurs accaparent sans façon le Saint Esprit, en disposent sans partage et en menacent sans pitié qui leur déplaît. Et cependant si le Saint Esprit peut se laisser ainsi exploiter d'avance par quelqu'un, il me semble que ce devrait être par les évêques qui ne veulent imposer ni à l’Église ni aux fidèles ce que le Saint Esprit n'a ni voulu ni imposé depuis 19 siècles ! Ils disent maintenant que c'est l'évêque d'Orléans et le P. Gratry qui ont rendu, par leur controverse, la définition obligatoire, oubliant ce qu'ils ont imprimé et affiché bien avant que l'évêque d'Orléans et le père Gratry eussent soufflé mot. Mais, est-ce que le Saint Esprit n'avait jamais entendu de controverses sur l'infaillibilité avant la monstrueuse année 1870 ? Est-ce que le Saint Esprit n'a pas eu, pour ainsi dire, à chaque concile, l'occasion de dicter une définition absolue, s'il l'avait cru nécessaire ou même désirable? Est-ce que son silence durant tant de siècles ne devrait pas imposer au moins quelque mesure ou quelque pudeur à la jactance des hommes si prompts à tout se permettre en son nom et à sa charge ?

En voilà bien long, cher Monsieur l'abbé, pour quelqu'un qui voulait seulement offrir un hommage à votre cher évêque7 et une affectueuse expression à vous-même. Pardonnez-moi, et, si vous êtes très généreux, envoyez moi ou apportez-moi, une photographie de Mgr Strossmayer8.

Alfred


 

1Archevêque de Malînes, Mgr Dechamps venait de réfuter une publication de Mgr Dupanloup (Observations sur la controverse soulevée relativement à la définition de l'infaillibilité au futur concile) dans laquelle l'évêque d'Orléans exposait toutes les raisons de juger inopportune la définition de l’infaillibilité.

Victor Auguste Isidore Dechamps (1810-1883), prélat belge. Entré dans les ordres chez les Rédemptoristes, il devint évêque de Namur en 1865, puis archevêque de Malines en 1878.

2Sollicité par Mgr Dupanloup, le P. Gratry avait accepté d'entrer en lice. Dés le 19 janvier, il publiait sa première Lettre à Mgr Dechamps dans laquelle il s'en prenait vivement au système ultramontain. Dans sa réponse, l'archevêque de Malines avait répondu d'un ton modéré et quelque peu magnanime. Le 3 février 1870, le P. Gratry avait publié sa seconde Lettre à Mgr Dechamps.

3Mgr Manning (1808-1892), successeur du cardinal Wiseman à l'archevêché de Westminster, il joua un rôle de premier plan au sein du groupe des « infaillibilistes ».

4Il s'agit d'Honorius Ier, pape de 625 à 638. Excommunié comme hérétique par un concile, et donc faillible, Honorius était un des arguments avancés par Mgr Dupanloup et les adversaires de la définition de l'infaillibilité.

5Mgr Berteaud, Léonard (1798-1879), évêque de Tulle depuis 1842, est un ami intime de Louis Veuillot.

7Mgr Dupanloup.

8Strossmayer Joseph George (1815-1905), ecclésiastique et homme politique croate. Il fut nommé évêque de Djakovo en 1850. Il fut l'un des hommes les plus influents de la minorité au concile et n'adhéra au dogme qu'en 1872. En 1860, il était devenu le chef du Parti populaire croate. Il fut élu au Parlement croate en 1866. Ayant échoué dans ses tentatives pour constituer une fédération de la Croatie avec la Hongrie, il se retira de la vie politique active en 1873, prenant peu à peu ses distances avec le Parti populaire croate qu'il avait cessé de diriger.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «7 février 1870», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1870,mis à jour le : 04/04/2014