CECI n'est pas EXECUTE 18 janvier 1870

Année 1870 |

18 janvier 1870

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

18 janvier 1870*

Très cher ami,

La névralgie me persécute à peu près sans relâche depuis deux mois et me met en contradiction perpétuelle avec mes plus vrais sentiments. J'ai donc dû vous paraître ingrat au moment où j'étais le plus touché de vos deux lettres d'encouragement et de condoléance. Je n'avais aucune foi dans le succès, je n'ai été étonné que d'une chose : c'est de l'avoir touché de si près. Dans le département de la Vendée1 la déplorable politique de l'abstention a été unanimement pratiquée depuis vingt ans et c'est pour agir énergiquement contre elle, c'est pour mettre mon exemple d'accord avec mon conseil que j'ai accepté deux candidatures qui ne pouvait réussir d'emblée, en face de l'animosité acharnée des préfets et des démocrates. C'est aussi pour cela qu'aujourd'hui encore j'écris à mes électeurs une lettre publique contre le découragement, une exhortation à la persévérance, quoique intimement je sois charmé de rester à la charrue. Vous me défendez de parler de votre guérison2, cher ami, mais vous ne pouvez m'interdire d'y croire, et d'y croire même plus qu'à la mienne : car, du jour où on votre admirable tempérament aura triomphé d'un mal local, vous vous retrouverez tout entier debout ; tandis que chez moi, c'est le tempérament même, c'est la nature tout entière qui sont antiparlementaires, puisqu'ils ne peuvent supporter aucune vie commune, aucun bruit, aucune lumière, et il s'appelle bruit de conversations qui se croisent, lumière une seule bougie, ou une lampe qui n'a pas son capuchon. Ce triste état qui s'est établi depuis vingt ans et qui s'aggrave d'année en année me dispense cruellement de discuter avec vous, cher ami, quelle devrait être morale à la chambre. Mais je dois protester contre le rôle que vous me prêtez près de l'évêque d'Orléans3. Je n'ai cherché à lui imposer aucune ligne quelconque et moins encore celle de l'inaction que je crois funeste toujours et partout. J'ai applaudi au Correspondant dès qu'il a cru devoir parler, j'ai fort applaudi à l'évêque quand il est parti pour Fulda4. Seulement, beaucoup plus tard, c'est-à-dire au dernier moment, j'ai été consulté, sans communication des documents mêmes, sur la question de trois publications à peu près simultanées et dont la première semblait infirmer la seconde, que nous avons vu paraître coup sur coup5. Là j'ai exprimé un doute que j'éprouve encore, non sur l'acte en lui-même, sur son inspiration, sur son courage, qui sont au-dessus de tout éloge humain, mais sur son efficacité à Rome. Je me garderais d'affirmer qu'en réservant son suprême effort pour l'intérieur du concile, le grand évêque eût mieux réussi ; mais je ne sais si vous-même, cher ami, vous pouvez affirmer de votre côté que le succès répond à la grandeur de l'acte6. Ne nous accusons donc ni l'un ni l'autre et unissons-nous pour défendre, pour soutenir, pour honorer de toutes nos forces le grand cœur qui déploie tous les genres d'héroïsme sur un théâtre où évidemment ces héroïsmes-là sont bien peu compris ; car je suis à me demander souvent qui l'emporte, dans les tristes meneurs de la majorité, de l'inintelligence de l'esprit, de la légèreté du caractère ou de l'ambitieuse convoitise des chapeaux, des faveurs pontificales et des sourires de M. Veuillot. Enfin le bon Dieu en a bien vu d'autres et il s'en est tiré, l’Église, grâce à lui, la France grâce à eux. Affligeons-nous donc, sans nous désespérer ni nous révolter. Et en attendant croyez bien que si je puis découvrir un quinquagénaire, je me hâterai de vous l'envoyer. Mais c'est là un oiseau très rare, un homme de cet âge-là qui n'est point parvenu à se faire une position étant un vagabond ou un imbécile. Je vous embrasse du fond de mon lit et du fond du cœur.

 

Alfred de Falloux

 

*Lettre publiée in Charles de Montalembert. Correpondance inédite avec le P. Lacordaire, Mgr de Mérode et Alfred de Falloux (1852-1870), Paris, Ed. du Cerf, 1970.

Nota : à l'exception de la note 6, les annotations sont les nôtres.

1Après un premier échec aux élections générales de mai 1869 où il avait été battu par le candidat officiel, M. de La Poèze (dans la circonscription de Napoléon-Vendée, Falloux s'était à nouveau porté candidat en Vendée, dans la circonscription des Sables d'Olonne lors d'une élection partielle du 9 janvier 1870. Ayant renoncé à se déplacer dans cette circonscription en raison de ses ennuis de santé, vivement combattu par l'administration locale, Falloux échouera une nouvelle fois. Il obtiendra malgré tout un score plus qu'honorable, 12.250 suffrages, s'inclinant de quelques centaines de voix à peine face à son concurrent qui l'emporta avec 12.757 voix.

2Charles de Montalembert est alors gravement malade. Il décédera quelques semaines plus tard, le 13 mars 1870.

4Ayant appris que plusieurs évêques allemands devaient se réunir à Fulda en septembre 1869 afin d'exprimer leur désavoeu concernant le dogme de l'infaillibilité, Mgr Dupanloup, partisan de la déclarer « innoportune » avait aussitôt saisi l'occasion d'un pélerinage projeté à Einsielden pour faire en Allemagne ce voyage que Pie IX blâmera. Adversaire résolu du dogme de l'infaillibilité papale, qui sera adopté lors du concile de Vatican I, Montalembert reprochait vivement au Correspondant de ne pas se prononcer assez clairement sur sujet et de ne pas encourager Mgr Dupanloup à se montrer plus offensif voire de freiner son ardeur au combat sur cette question. Sur les débats préparatifs au Concile voir l'important ouvrage de Jean-Rémy Palanque, Catholiques libéraux et gallicans en France face au Concile du Vatican (1867-1870), Aix-en-Provence, Ed. Ophrys, 1962, 203 p.

5Mgr Dupanloup avait effectivement publié plusieurs brochures concernant la concile : Lettre de Mgr l'Evêque d'Orléans au clergé et aux fidèles de son diocèse à l'occasion des fêtes de Rome et pour leur annonccer le futur concile oecuménique (1867) ; Lettre de Mgr l'Evêque d'Orléans au clergé de son diocèse. Observations sur la controverse soulevée relativement à la définition de l'infaillibilité au prochain concile (1869) ; Lettre de Mgr l'Evêque d'Orléans aux prêtres de son diocèse pour leur donner communication de son avertissement à M. Louis Veuillot, rédacteur en chef du journal « L »Univers »(1869).

6En note, Montalembert avait écrit « Non, parce qu'il a été très sottement retardé jusqu'au moment le plus fâcheux.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «18 janvier 1870», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1870,mis à jour le : 12/03/2015