CECI n'est pas EXECUTE 6 octobre 1871

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6 octobre 1871

Jules de Bertou à Alfred de Falloux

Vendredi 6 octobre 1871

Je suis un peu en peine de savoir où je dois diriger cette lettre pour qu'elle vous parvienne sans retard. Madame de Caradeuc1 m'a bien dit, dans la si affectueuse lettre dont je vous prie de la remercier encore, qu'il était question d'aller samedi à La Magnanne2 mais cela ne paraissait pas irrévocablement fixé et de plus elle ne disait pas si vous étiez ou non du voyage et nous avons peine à croire que vous n'alliez pas donner l'exemple de l'exactitude au scrutin si important qui va s'ouvrir... Enfin, à tout hasard je lance ma feuille vers Becherel3 où Madlle de Vaugrinieuse saura bien la mettre dans la bonne voie à votre suite. Si c'est à La Magnanne qu'elle vous rejoint veuillez je vous en prie y être l'interprète de mes regrets et de ma reconnaissance très sentis et très sincères. La princesse [Radziwill]4 a annoncé son heureuse arrivée à Paris : ce matin à sept heures elle a dû continuer son voyage et demain à la même heure après 24 h. de chemin de fer elle sera réunie à tous les siens. Le même courrier de ce matin apporte d'excellentes nouvelles de Marcenat5 ; l'élection ne fait pas question : les électeurs sont brullans [sic] malgré la rigueur de la température. Lundi, le jeune ménage ira planter sa tente à Murat (Cantal) hôtel Gavarnie. Je suis charmé des bonnes dispositions de M. Glorian pour l'édition in 8°. Je craignais d'attacher plus de prix que de raison à voir paraître l'édition définitive de notre grande amie6 ! En petit format ça me faisait un peu l'effet d'une statuette pour qui mérite si bien une statue. Cependant avant tout je désirais que l'édition revue fut imprimée avant les destructions qui peuvent toujours atteindre un manuscrit unique mais à l'abri desquelles se trouvent les éditions imprimées grandes ou petites. Je vous ai dit que j'avais lu Wimpffen7 sur Sedan. Je vais maintenant entamer Ducrot8 qui nous est arrivé ce matin9. Nous n'avons pas encore la suite du duc de Broglie si intéressant et nous attendons la revue avec grande impatience10. Vous qui n'avez ni le Journal des Débats, ni l'Union et qui d'ailleurs ne lisez pas les articles finances vous ne connaissez peut-être pas un article de Michel <mot illisible> aussi triste qu'intéressant et, sachant bien que si vous repoussez les détails de ce genre vous vous intéressez cependant autant que qui que ce soit aux grands résultats, je vais les mettre sous vos yeux : « à la fin du Premier Empire la France avait à payer annuellement pour intérêt de sa dette une somme de 63 millions : le crime des Cent jours a porté cette somme à 165 millions : la restauration n'y a point ajouté un seul centime grâce au service régulier de l'amortissement ; mais le règne de Louis-Philippe l'a accru de 12 millions et la République de 48 de 54. Au 1er janvier 1852 la rente de la dette publique s'élevait à 239 millions. Le Second Empire l'a fait monter à 723 millions et quand nous aurons payé aux Prussiens tout ce qu'ils nous ont imposé elle s'élèvera à un milliard ni plus ni moins. Ainsi chaque année avant de payer ni un soldats ni quoi que ce soit au monde il faudra commencer par trouver 1 milliard pour payer l'intérêt de la dette. Voilà ce qu'aura coûté aux paysans comme aux propriétaires et à tous les contribuables cet Empereur qui rendait leur dit-on la France si prospère ! Hélas si nous le révoquons les bonnes gens de la campagne ne récolteront plus assez de blé noir ou jaune pour payer l'intérêt des sommes qu'il aura emprunté ! Un autre fait non moins caractéristique le gouvernement a successivement emprunté à la Banque de France des sommes dont le total dépasse sept fois son capital réel en sorte que si l'État ne pouvait payer ce qu'il doit à la banque, ce qu'il ne pourra se faire qu'au moyen d'un nouvel emprunt, chaque billet de banque ne vaudrait plus que la septième partie de sa valeur nominale ce qui revient à dire que chaque billet de 1000 Fr. ne vaudrait plus ou représenterait plus ou du moins ne serait plus représenté que par 143 Fr. et encore pour cela il faudrait supposer qu'on a émis des billets en sus du capital argent que <mot illisible> prêter à l'État tandis qu'au contraire chaque fois que l'État faisait cet emprunt à la banque il l'autorisait à émettre des billets pour une somme au moins triple de celle qui lui était prêtée. Avec un bon gouvernement et un long règne sans révolution et sans guerre tout cela serait réparé et payé ! Mais les démocrates et les pétroleurs11 entendent bien liquider la dette autrement qu'en la payant!!!J'ai bavardé comme si nous étions sous les beaux ombrages de Caradeuc et je me tais en vous priant bien de faire mes honneurs à tous et à chacun.

Jules

1Émilie-Marie-Charlotte de Caradeuc, née de Martel (1801-1882), mère de Marie de Falloux.

2Château de La Magnanne, situé sur la commune de Saint-Aubin d'Aubigny (Ille-et-Vilaine), propriété du comte Charles Hay des Nétumières, un ami des Caradeuc et donc des Falloux.

3Le bourg de Bécherel, commune d'Ille-et-Vilaine, est le bourg le plus proche du château de Caradeuc, propriété des beaux-parents de Falloux, qui s'étend sur plusieurs communes, Longaulnay et Saint-Pern, en Ille-et-Vilaine, et Plouasne en Côtes-d'Armor.

4Marie Dorothée Elizabeth Radziwill, épouse du prince Radziwill, née de Castellane (1840-1915).

5Antoine de Castellane et sa famille demeuraient à Marcenat, dans leur château d'Aubijoux, dans la circonscrption de Murat où il avait été élu député en 1871 et réélu en 1876.

6Sans doute Madame Swetchine.

7Emmanuel Félix de Wimpffen (1811-1884), général, il avait participé à la conquête de l'Algérie. De retour d'Afrique du Nord au moment de la guerre de 1870 il avait pris le commandement de l'armée après la blessure du maréchal Mac-Mahon lors de la bataille de Sedan. Il signa la capitulation de son armée le 2 septembre 1870. Conduit en Allemagne comme prisonnier, il revint en France et dut répondre à la cabale de certains officiers qui le rendaient responsable de la défaite de 1870.

8Ducrot, Auguste Alexandre (1817-1882), militaire et homme politique. Général de division, il commandera quelques jours plus tard la bataille de Buzenval (19 janvier 1871). Élu à l'Assemblée nationale du 8 février 1871 par le département de la Nièvre, hostile à la République, il rejoignit les bancs de l'Union des droites. Nommé commandant en chef de la 8ème armée à Bourges le 1er septembre 1872, il démissionnera de l'Assemblée.

9Pour cette polémique concernant les responsabilités de la chute de Sedan, voir lettre du même au même du 2 octobre 1871.

10François Guizot a consacré un ouvrage à son ami et compagnon de lutte Victor de Broglie, le père d'Albert de Broglie, Le duc de Broglie, Paris, Hachette. Il sera édité dans un premier temps en deux parties dans la Revue des Deux Mondes, le 15 septembre 1871 et le Ier octobre 1871.

11Allusion aux Communards.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «6 octobre 1871», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1871,mis à jour le : 15/09/2016