CECI n'est pas EXECUTE 15 juillet 1868

Année 1868 |

15 juillet 1868

Charles Eynard-Eynard à Alfred de Falloux

Gilly-Bursinol, Vaud, Suisse

15 juillet 1868

Mon cher ami, j'ai reçu l'appel de notre Albert1 comme tout ce qui vient de vous avec un vif désir de me prouver combien vous m'êtes cher, mais j'ai à vous confesser mes combats à cette occasion. La biographie et l'histoire dont j'ai fait mes délices me sont moins précieuses maintenant. L'histoire de Madame de Montagu2, les incroyables écarts de vérité et la légende qui s'y sont glissées, si habilement, avec tant de charme qu'on se prend à les croire quand même, m'ont effrayé. J'ai été amené à me demander s'il est possible d'être vrai dans ce genre de travail et si, dans l'attente si prochaine et si certaine de l'histoire parfaitement authentique qui va se faire de chacune de nos vies devant le tribunal de Dieu, il est désirable d'en esquisser d'incomplètes et d'inexactes pour des contemporains qui estiment si peu la vérité, que même, pût-on la leur donner comme Dieu seul peut le faire, ils n'en feraient aucun cas.

Et quand dans une famille qui compte tant de personnes pieuses, tant de caractères élevés, de littérateurs d'élite, de Montalembert, de Noailles, de Rémusat, enfin une aristocratie si respectable on voit un tel complot, de telles falsifications se publier, se réimprimé contre toute vérité, n'y a-t-il pas de quoi décourager de la biographie ou de toute biographie ?

Toute cette machination m'a fait déserter l'histoire, et je voudrais que vous puissiez me ramener à des sentiments plus humains. Votre âme si consciencieuse pour Madame Swetchine est, certes, le meilleur plaidoyer en faveur de la biographie vraie autant que cela se peut, délicatement, telle que je la conçois, et pour vous le prouver je voudrais vous fournir tous les éléments qui peuvent vous manquer encore, mais, hélas, j'ai fort peu de choses sur Madame Swetchine.

Madame d'Edling3 me raconte tant de choses intéressantes sur tant de personnages de cette époque que j'ai du glaner dans ses conversations, ce qui me paraissait le plus digne d'attention. Madame Swetchine m’était inconnue alors et je n'ai noté que deux circonstances de sa vie que je vous envoie ci jointes. Je les ai notées le jour même où Madame d'Edling me les raconta le 11 novembre 1839. J'ignore le nom du Russe en question. Albert de Rességuier m'assura plus tard, que c'était Alexandre lui-même. Je l'ignore.

C'est en allant à Paris que Madame d'Edling4 s'est arrêté à Genève, où elles me furent recommandées par M. Al. Vinet5 qu'elle avait visité à Lausanne. Elle séjourna à Genève du 6 au 13 novembre 1839.

De Paris, elle m'a écrit le 13 décembre, 31 décembre 1839, 29 janvier, 3 mars, 15 avril 1840.

J'ai fait copier ces lettres, jadis, ainsi que celles qu'elle m'a écrites d'Allemagne et de Russie. Faudrait-il peut-être vous les envoyer ? Il y a sur la société qu'elle voyait chez Madame Swetchine des réflexions intéressantes que je crois vous pourriez faire entrer en ligne de compte dans vos appréciations. Enfin, mon cher ami, disposez de moi. Un voyage que j'ai dû accomplir en Italie dernièrement a coupé mes ailes pour cette année. C'est donc de loin que je vous vois, vous suis, et me sens un avec vous, en attendant un revoir qui serait bien doux.

Que Dieu vous garde et vous bénisse, mon cher Alfred. Rappelez-moi au souvenir de Madame de Falloux et des amis qui pourraient encore me garder quelque bienveillance, et croyez à mes sentiments de vive et chrétienne affection.

 

Je vais reprendre la lecture de votre biographie de Madame Swetchine pour y chercher s'il y a quelque détail à rectifier ou à ajouter

2Lady Mary Wortley Montagu (1689-1762), femme de lettres britannique.

3Roxandre Skarlatovna Stourdza, comtesse Edling (1783-1866), patriote grecque et mystique. Elle avait été placée, dés l'age de seize ans, en qualité de demoiselle d'honneur près de l'impératrice Élisabeth, femme d'Alexandre. Sa correspondance avec Mme Swetchine commença avant son mariage avec le comte Edling. Ses Mémoires furent publiées plusieurs années après sa mort, Mémoires de la comtesse Edling (née Stourdza) demoiselle d'honneur de Sa Majesté l'impératrice Élisabeth Alexéevna, par Roxandra Edling, P. B.,publié par Impr. du St.-Synod, 1888, 284 pages.

4Charles Eynard contribua à l'édition de ses mémoires. Voir note supra.

5Alexandre Rodolphe Vinet (1797-1847), critique littéraire, théologien et philosophe suisse.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «15 juillet 1868», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1868,mis à jour le : 28/12/2016