CECI n'est pas EXECUTE 19 février 1879

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19 février 1879

Pierre-Henri Lamazou à Alfred de Falloux

Paris, le 19 février 1879

 

Monsieur le comte,

 

Je n’ai pas voulu vous écrire avant d’avoir bien constaté si l’impression publique sur votre travail relatif à Mgr Dupznloup1 était conforme à la mienne. L’effet produit, surtout par la dernière partie, a été profond, je devrais dire universel. En effet, pendant que vous vous plaignez non sans raison de la parcimonie inexcusable de la Défense et du silence non moins religieux du Monde, je trouvais des extraits de cet admirable travail dans un grand nombre de journaux qui placent avant les haines ou les rancunes ce qui est grand et beau.

J’avais plusieurs fois signalé vos travaux à l’attention de M. Francis Magnard, Le très intelligent et très impartial rédacteur en chef du Figaro à cause de la publicité très considérable et très choisie de cette feuille. Me trouvant dernièrement à dîner avec lui chez un ami commun, j’ai voulu le remercier de la reproduction d’une partie de votre travail. C’est Monsieur de Falloux qu’il faut plutôt remercier, me répondit-il, de me fournir l’occasion de servir à mes lecteurs des perles hélas ! aujourd’hui si rares ! Peut-être à votre premier voyage à Paris, feriez-vous un acte utile à nos idées en faisant une apparition chez M. Magnard a qui la publicité exceptionnelle du Figaro donne une véritable puissance. Je ne comprends rien à l’attitude de la Défense. Je sais cependant mieux que personne les héroïques efforts de son illustre fondateur. Il faisait pour maintenir l’existence du journal ce que je n’aurais pas voulu faire moi-même. Que de voyages il avait fait à Auteuil pour m’exposer les cruelles embarras et ranimer mon zèle ! Il avait ainsi emporté de chez moi la somme de 28 000 Fr. et je regrettais de ne pouvoir faire davantage tout en prévoyant cependant que ce serait de l’argent mal placé.

Quant au Monde, il est insignifiant et, en outre, pas toujours bien intentionné. Il a particulièrement trouvé dans sa polémique relative à M. de Mun. Aussi je vais lui appliquer la peine d’un désabonnement comme je viens de le faire à l’égard de l’Univers, à la grande indignation de ce dernier. Mais j’ai tenu bon.

Que doit penser aujourd’hui le comte de Chambord de la lettre retentissante où il déclarait qu’il connaissait assez la catholique et royaliste Bretagne pour assurer qu’elle renverrait avec une grande majorité M. de Mun à la Chambre ! Cet échec, si facile à éviter, de l’empêchera pas de toujours croire à son infaillibilité.

Soyez bien convaincu que cette campagne de M. de Mun et du comte de Chambord est aujourd’hui apprécié à sa juste valeur. Je me trouvais hier au soir dans une réunion de journalistes et d’hommes politiques en très grande partie légitimistes. M. Dufeuille2 soutenait cette thèse qu’aujourd’hui, au milieu des tristesses et des dangers de l’heure présente, on songerait encore à la monarchie si M. le comte de Chambord ne persistait à décourager le pays ; et il citait, entr’autres choses, la regrettable lettre à M. de Mun. M. Mayol de Luppé3, le rédacteur en chef de l’Union, me frappa en avouant sans détour que l’effet en avait été mauvais dans les hautes régions intellectuelles et politiques du pays.

Le désarroi devient de jour en jour plus visible. Je ne sais jusqu’où nous descendrons. Je ne sais si nous aurons assez de ressort pour remonter. M. Waddington4 disait l’autre jour avec une tristesse visible à une personne qui m’a répété sa parole : « je ne serai nullement surpris de voir dans six mois M. Clémenceau5 à la tête du pays »Les républicains modérés éprouvent des craintes qu’ils voudraient dissimuler. Un de nos meilleurs généraux me disait lundi dernier « nous n’avons plus qu’une bonne carte dans notre jeu, c’est la Providence. » L’excellent M. Jourdain6 qui est venu me voir hier et m’a beaucoup parlé de vous, cherchait à se consoler avec la divine parole Fassabiles fecit nations.

Je pense comme vous que le jour où les assemblées vont rentrer à Paris le volcan commencera à fumer et à mugir en attendant les laves brûlantes.

Pardon de ces détails beaucoup trop longs. J’abuse de votre indulgence sur laquelle vous m’avez habitué à trop compter.

Monsieur le marquis de Gabriac7 que m’écrit très confidentiellement de Rome que dans la vie pressant de Léon 13 il n’a point songé à se démettre.

Veuillez agréer Monsieur le comte l’assurance de mes plus respectueuses sentiments.

Lamazou

Curé

1Falloux venait de publier L'évêque d'Orléans, Paris, Didier, 1879, 211 p.

2EugèneDufeuille (1841-1911), secrétaire parriculier du Comte de Paris.

3Mayol de Luppé, Henri, comte de (1841-1916), rédacteur en chef de L'Union et collaborateur, à l'occasion, du Correspondant.

4Waddington William Henry (1826-1894), homme politique et archéologue français. Issu d'une famille ministre de l'instruction publique (9 mars 1876-16 mai 1877), puis ministre des Affaires étrangères du 13 décembre 1877 au 28 décembre 18, devenu entre temps président du conseil, du 4 février au 28 décembre 1879.

5Clemenceau Georges Eugène Benjamin (1841-1929), médecin, journaliste et homme d’État. Issu d'une famille de « bleus » vendéens, il se fit élire à paris en 1871 mais démissionna dés le 27 mars 1871. Élu en Vendée en 1876, il fut constamment réélu dans ce département jusqu'en 1885 date à laquelle il fut élu dans le Var puis réélu en 1889 siégeant continuellement avec l'Union républicaine. Sénateur du var de 1902 à 1920, il fut aussi ministre de l'Intérieur du 14 mars au 19 octobre 1906, puis Président du Conseil du 25 octobre 1906 au 20 juillet 1909 et du 16 novembre 1917 au 18 janvier 1920.

6Jourdain, Charles Marie Gabriel (1817-1886), philosophe catholique. Falloux l’avait appelé pour travailler à ses côtés dans le ministère de l’Instruction publique et des Cultes en 1849. Par la suite, il collabora au journal fondé par Falloux, L’Union de l’Ouest. Il était l'auteur de très nombreux ouvrages sur la philosophie médiévale.

7Gabriac Joseph-Jules-Paul-Marie-François de Cadoine, Marquis de (1830-1903), ancien diplomate, il collaborait au Correspondant; il venait d'y publier Du maintien du Concordat dans l'intérêt de l'État.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 février 1879», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1879,mis à jour le : 18/12/2020