CECI n'est pas EXECUTE 30 décembre 1865

Année 1865 |

30 décembre 1865

Victor de Laprade à Alfred de Falloux

Lyon, 30 décembre 1865

Très cher confrère et ami,

Je suis tout heureux de l’accueil que vous avez bien voulus faire à ces quelques vers. Ils ont paru d’abord dans un journal de médecine de Lyon dont le directeur a toujours été excellent pour la mémoire de mon père et m’avait demandé un mot sur la question du Luxembourg ; voilà comment je n’en ai pas offert la primeur au Correspondant. On a prétendu d’ailleurs, que malgré leur parfaite innocence ils avaient manqué d’être [mot illisible] dans le Temps.

J’espérais me rappeler cet été à votre bon souvenir par une lettre confiée à un ami qui allait dans l’Ouest avec un vif désir de vous être présenté. J’avais pris la liberté de vous recommander ; il a été forcé de s’arrêter en chemin et ma lettre est restée avec lui.

Nous avons grand besoin de nous concerter et d’agir énergiquement cette année pour défendre ce qui reste d’indépendance à l’académie. Vous nous rendrez un bien grand service si vous pouvez arriver un peu d’avance à Paris. M. Guizot a imaginé dit-on, une nouvelle combinaison, la plus propre à disloquer notre majorité si majorité il y a encore ; et telle que M. Troplong1 lui-même n’aurait rien imaginé de mieux. C’est la candidature de M. le sénateur Amédée Thierry2. La politique du gouvernement vis-à-vis de l’académie est bien facile à comprendre. Ni M. Troplong, ni Mgr Darboy3 ni M. Rouher4 ni d’autres pareils ne songent à se [mot illisible] de ce présent.

Ils veulent se faire d’abord une majorité en nous faisant accepter ces bonapartistes d’étage inférieur, sans couleur littéraire ou des hommes, que le public croit indifférent en matière politique, comme Théophile Gautier5 et d’autres quand les voies leur seront préparées par ses choix littéraires les hommes d’État de l’Empire nous arriveront pêle-mêle avec les bohémiens de la presse, les uns portant les autres.

Le choix de M. Amédée Thierry par M. Guizot, s’il est réel, est très redoutable. Il aurait [mot illisible] le groupe bonapartiste, déjà nombreux, quelques amis de son frère, quelques timides ; et je ne vois aucun de nos candidats à nous capable de lutter contre lui, même le père Gratry qui serait le plus populaire de tous. Mgr l’évêque d’Orléans6 m’écrit qu’il ne se présente pas et me propose M. de Champagny7. Si méritant que soit ce candidat nous échouerions à coup sûr en le portant. Nous échangions de même je le crois sur le père Gratry contre M. Amédée Thierry. Mais au moins au premier tour de scrutin nous pourrions réunir sur lui un nombre honorable de votes.

Il existe bien, ce me semble une combinaison qui dérouterait celle de M. Guizot et la candidature de M. Thierry, si quatre ou cinq seulement d’entre nous y adhéraient ; il s’agirait de ressusciter la candidature de J. Janin et ce serait facile, je crois. Ceux qui ont voté pour lui l’an dernier serait fort embarrassé pour lui refuser leur voix cette année. Le groupe des adhérents de M. le sénateur serait complètement désorganisé et M. Guizot est resterait seul avec ses deux ou trois votes qu’il croit diriger. Nous avons bien accepté l’an dernier la combinaison Autran8 et Janin si les amis de ce dernier avaient voulu s’y tenir ; je ne suis pas très passionné comme vous le pensez pour la littérature de Janin, mais il a montré de l’indépendance il est réclamé à grands cris par la presse littéraire et la bourgeoisie, ce choix serait populaire, et sans fortifier notre majorité d’une manière très solide, au moins il ne la détruirait pas comme l’arrivée d’un nouveau sénateur très digne de ce titre par son caractère.

Je vous soumets cette idée j’y ai bien réfléchi. Je crois qu’il est impossible de faire passer contre Amédée Thierry un candidat tout à fait à nous comme M. Gratry ou Champagny, et je crois de plus que le nom de Jules Janin est le seul qui puisse dérouter la combinaison du bonapartisme de M. Guizot. Si cette idée paraissait bonne, il faudrait vous mettre à l’œuvre de suite. Si nous pouvions assurer quatre ou cinq voix à Janin en dehors de celles qu’il a eues l’année dernière, il se porterait certainement et nous aurions de plus grandes chances de succès. Je crois qu’on déciderait facilement pour M. Janin9, M. de Montalembert, M. Thiers, M. Berryer ; M. de Broglie a déjà voté pour lui. M. de Noailles devrait le préférer ce me semble à Monsieur Thierry. À moins d’une combinaison imprévue et de l’abandon de M. le sénateur par M. Guizot, je ne vois que la candidature Janin qui ait des chances.

Pardonnez-moi, d’émettre ainsi un avis, et si mal griffonné en présence de mes [mot illisible] mais vous savez quel intérêt passionné j’attache à la défense de l’indépendance de la dignité des lettres.

J’attends votre direction, cher confrère et ami, et vous prie de recevoir l’assurance de tous mes sentiments de respectueuse affection et de cordial dévouement.

V. de Laprade

1Troplong, Raymond-Théodore (1795-1869), juriste. Membre de la Cour de Cassation (1835) et pair de France en 1846. Il fut promu premier président de la cour d’appel de Paris par le prince président en décembre 1848 et se rallia au coup d’État. Entré au sénat, il fut le rédacteur du rapport sur la restauration de l’Empire.

2Thierry, Amédée Simon Dominique (1797-1873), frère du célèbre historien Augustin Thierry. Historien lui-même, préfet en 1830, maître des requêtes en 1838, il était sénateur depuis 1860. Membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 1841, il ne fut jamais élu à l’Académie française.

3Mgr Darboy, Joseph (1813-1871), archevêque de Paris depuis 1863 et sénateur. De tradition gallicane, Mgr Darboy faisait partie, aux côtés de Mgr Dupanloup, de la minorité des prélats qui souhaitaient le rejet de la définition de l’infaillibilité. Pris comme otage par la Commune, il sera fusillé le 24 mai à la prison de la Roquette.

4Rouher Eugène (1814-1884), avocat au barreau de la ville de Riom. Député de la Constituante (1848), puis de la Législative (1849). Ministre de la Justice à deux reprises (octobre 1849-février 1851 et avril-septembre 1851), puis ministre du Commerce, de l’Agriculture et des Travaux publics, et ministre d'État auprès des chambres de 1863 à 1867. Défenseur vigoureux du régime autoritaire et adversaire acharné du parlementarisme libéral. Se retire à Londres après la chute de l’Empire. De retour en France, il se fait élire député de Corse en 1872. Il demeure alors l’un des leaders les plus influents du parti bonapartiste. Il rentrera dans la vie privée après la mort du prince impérial (1879).

5Théophile Gautier (1811-1872), écrivain. Il s’était déjà porté candidat à l’Académie à plusieurs reprises depuis 1856.

6Mgr Dupanloup.

7Champagny, François-Joseph-Marie-Thérèse Nompère, dit Franz, comte de (1804-1882), écrivain ultra-catholique. Il fut le collaborateur de l’ancien comme du nouveau Correspondant, de L’Ami de la Religion et de la Revue contemporaine. Il sera élu le 29 avril 1869 en remplacement de Berryer, décédé le 29 novembre 1868. Bien que royaliste et clérical, il n’était pas réellement hostile à Napoléon III.

8Autran, Joseph (1813-1877), poète français. Plusieurs fois candidat à l’Académie française, il était soutenu par les catholiques, son ami V. de Laprade, Thiers et Mignet mais combattu par Guizot et les libéraux, le Journal des Débats et la Revue des Deux-Mondes. Contraint de se retirer devant Octave Feuillet en 1862, il ne sera élu que le 7 mai 1868, en même temps que Claude Bernard.

9Jules Janin (1804-1874), écrivain et critique dramatique. Auteur prolifique, il collabora à de nombreux périodiques.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «30 décembre 1865», correspondance-falloux [En ligne], Année 1865, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Année 1852-1870, Second Empire,mis à jour le : 25/12/2020