CECI n'est pas EXECUTE 16 juin 1884

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16 juin 1884

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

 

Paris, 16 juin 1884

Vous êtes trop aimable pour moi, cher ami, et trop sévère pour l’académie. Je n’ai fait que mon devoir pour l’homme à qui je ne saurai jamais assez de gré de nous avoir sauvé la vie1, il y a 20 ans presque à pareil jour de l’angoisse où nous avait placé la publication du Syllabus2 mais il faut convenir que l’abbé Lagrange avait demandé à l’académie de pousser l‘oubli des injures aux degrés héroïques qui fait les saints : et je n’ai jamais cru que l’académie put être canonisée. L’abbé Lagrange de plus en ce qui le touche personnellement a poussé aussi la maladresse à un point que j’ai vu rarement atteindre par aucun autre. La défaite ne me surprend donc pas et je vous prie en grâce que ce ne soit pas pour vous un motif de chercher un endroit écarté où d’aimer la musique <mot illisible> la liberté.

Il n’est pas absolument vrai que la gauche de l’académie n’aie remis le choix des successeurs de mon beau frère3 mais il est certain qu’un grand nombre de membres qui ne votent pas nécessairement ni même très habituellement avec nous m’ont fait dire que si nous présentions cette fois un homme politique considérable, il n’aurait pas de concurrent. Ils désignaient évidemment Bocher4 et j’ai très bon espoir de le décider à se mettre en avant. Je le désire encore plus depuis que je crois qu’il n’y a guère qu’un choix de cette nature qui puisse vous faire venir à notre urne électorale. Ce ne sera malheureusement pas avant l’année prochaine et j’espère vous avoir vu auparavant. Certainement je profiterai de la bonne invitation de Madame de Castellane si je ne suis pas retenu à Broglie5 par la nécessité de m’occuper pour la dernière fois probablement de ma réélection plus que hypothétique au Sénat.

Que dites-vous de ce grand succès de Belgique6 tout à fait inattendu. L’effet est grand ici surtout chez les républicains, qui se regarde dans ce miroir. Mais verrons-nous chez nous des réactions pareilles ? C’est l’indice d’une constitution encore saine qui fait effort pour chasser le mal. Je crains que cette force de résistance ne manque dans notre corps affaibli par tant de secousses. Et puis sans être mystique de royalisme il est certain que la monarchie préserve de certaines contagions ou du moi ne les laisse pas pénétrer dans le fond de la substance du pays. La république désarme tous les tempéraments et les livre toutes aux funestes influences du dehors.

Adieu cher ami à revoir quoique vous en disiez et milles tendres amitiés.

Broglie

1Mgr Dupanloup auquel Albert de Broglie fait allusion ici avait réconforté les catholiques libéraux en relativisant le contenu du Syllabus très critique, pour le moins, à leur encontre.

2En 1864, le Syllabus fut perçu non sans raison comme une condamnation sans appel des idées du libéralisme catholique que défendaient les hommes du Correspondant.

3Haussonville, Joseph Othenin Bernard de Cléron, comte d’ (1810-1884), diplomate et homme politique. Il commença sa carrière de diplomate comme attaché à l’ambassade de France à Rome auprès de Chateaubriand en 1929. Après la révolution de 1830, il continua sa carrière diplomatique à Bruxelles, Turin et Naples. Il avait épousé en 1836 la sœur d’Albert de Broglie, Louise Albertine de Broglie. Ayant démissionné de ses fonctions de secrétaire d’ambassade en 1842, il se fit élire à la Chambre des Députés (collège de Provins). Ayant protesté contre le coup d’état du 2 décembre, il se réfugia quelque temps à Bruxelles. Collaborateur de la Revue des Deux Mondes, il fut l’un des chefs de file de l’Union libérale. Le 29 avril 1869, il fut élu à l’Académie française. Après la chute de l’Empire, il se tint à l’écart de la vie politique. Le 15 novembre 1878, il  fut néanmoins élu, en tant que républicain conservateur, sénateur inamovible.

Il venait de mourir le 28 mai 1884.

4Édouard Bocher (1811-1890), homme politique. Administrateur des biens de la famille d'Orléans après 1848, il avait été élu à l'Assemblée nationale de 1871 où il représentait le comte de Paris.

5Propriété de la famille dans l’Eure.

6Les catholiques belges avaient aisément remporté, à la surprise générale, une victoire électorale le 10 juin 1884.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «16 juin 1884», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1884,mis à jour le : 26/01/2021