CECI n'est pas EXECUTE 10 septembre 1882

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10 septembre 1882

Albert de Broglie à Alfred de Falloux

Broglie 10 septembre 1882

 

Je vous tromperai, cher ami, si je vous disais que votre lettre ne m’a pas causé un vif désappointement : d’autant plus que je m’impute un peu à moi même la faute de mon mécompte. Je crains de vous avoir effrayé sans motif, en vous parlant du désir que j’avais en insistant de vous faire rencontrer ici deux ou trois amis, avec lesquels nous nous plaignons sans cesse à Paris de ne vous voir jamais qu’en causant et à bâtons rompus. C’était une idée en l’air qui n’avait reçu aucun commencement d’exécution, Et à laquelle j’avais déjà renoncé, en voyant par une lettre précédente qu’elle vous causait quelque déplaisir. Je crains que vous n’ayez vu là ce qui était à cent lieux de ma pensée, une réunion trop nombreuse et plus animée qu’il ne convenait à votre disposition actuelle. Enfin n’en parlons plus, et je vous aime trop pour ne pas trouver bon tout ce qui peut vous paraître la plus propre à adoucir ou à mettre à profit les cruelles épreuves qu’il a plu à Dieu de vous envoyer. Nous verrons une autre année si la vie commune nous paraît moins rude à supporter et peut nous procurer quelques agréments avec la communauté des convictions et de sentiments en tous genres.

J’ajourne aussi, non à une autre année mais à un moment plus prochain j’espère, bien des choses que j’aurais aimées à vous dire, sur Rome et sur Paris. De Rome, en particulier ne savez-vous rien ? Que signifie le rappel du nonce1? Qu’est-ce que le nouveau Mgr di Rende2, fils d’une personne distinguée que nous avons tous vu à Paris et qui a été élevé lui-même sous les yeux de l’évêque d’Orléans3 ? Ses sentiments sont-ils conformes à ce que ferait présumer cette éducation ? Mais l’éducation tient souvent bien peu sur certaines natures. Si ce qu’on reproche au nonce, et ce qu’on ne veut pas voir reproduire chez son successeur est seulement une prédilection visible pour la partie politique de l’emploi, une certaine négligence de la partie religieuse et le goût non de vivre en bon rapport mais de faire de l’esprit avec tout le monde, même avec M. Gambetta et M. Floquet4 le mal ne serait pas grand, car il était bien là le côté faible et critiquable. M. Doudan5 disait qu’il n’était pas convenable d’avoir de l’esprit avec les princes, parce que c’était se mettre intellectuellement trop à l’aise. C’est encore plus vrai pour un prêtre avec les ennemis de la religion. Mais ces légers défauts n’empêchaient pas les grands services qui nous étaient rendus et comme il faut toujours qu’il y ait un défaut, je crains de perdre au change.

À Paris, nous arrivons visiblement au bout de la république légale, mais je crains bien que ce bout ne soit un abîme. Mille amitiés bien tendres, cher ami, et ne voyez que l’amitié dans mes regrets.

Albert

1Czacki Włodzimierz, Mgr (1835-1888). Nommé par Léon XIII à la nonciature de Paris, il fut chargé d'appliquer la nouvelle politique du Saint-Siège et en particulier de convaincre les catholiques de ne plus lier leur intérêts à la cause royaliste et d'accepter les nouvelles institutions que la France s'était données. Secrétaire de la Congrégation des Études de 1875 à 1877, secrétaire de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires de 1877 à 1879, nonce à Paris en 1879, cardinal en 1882.

2Rende Camillo Siciliano di (1847-1897), prélat. Exilé en France avec sa famille, il avait fait ses études à Orléans, auprès de Mgr Dupanloup et à Rome. Évêque de Tricarico en 1877, archevêque de Bénévent en 1878, il fut le successeur de Mgr Czacki à la nonciature de Paris de 1882 à 1887.

4Floquet Charles Thomas (1828-1896), avocat, journaliste, et homme politique. Collaborateur du Temps, il fut l’un des fondateurs du Courrier de Paris, journal républicain. Élu député de la Seine de 1871 à 1881, il fit partie de l’Union républicaine.

5Doudan, Ximénés (1800-1872), critique et moraliste français. Intime de Madame de Straël, plusieurs de ses écrits furent publiés par le comte d’Haussonville et S. de Sacy, notamment Mélanges et Lettres, 1876-1877, 4 vols. Certains de ces lettres furent aussi publiées par Le Correspondant.

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Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «10 septembre 1882», correspondance-falloux [En ligne], Troisième République, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, 1882,mis à jour le : 30/01/2021