CECI n'est pas EXECUTE 19 octobre 1857

Année 1857 |

19 octobre 1857

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

19 octobre 1857

Cher ami,

Votre lettre m’est revenue du Bourg d’Iré à Caradeuc1 que je ne quitte que dans quelques jours. Je n’avais donc plus le temps de vous soumettre un avis un peu motivé et je me suis borné à écrire quelques lignes à M. Douhaire2 pour me joindre aux membres du conseil qui pourraient se trouver à Paris et réclamer la prudence au point de vue de l’avertissement. Il y a plusieurs expressions qui me paraissent faire courir plus de risques que votre intention et la nature de l’article ne le comportent.

Quant à la blessure que vous vous êtes efforcés d’avance, cher ami, de guérir en termes si aimables, je n’en ai pas été atteint. Vous faites à la Restauration une part qui vous donnait bien la liberté de votre opinion sur le reste. Cette opinion même me semble bien être devenu rétrospectivement trop indulgente. Mais ajournons cela avec l’Angleterre et les Indes, jusqu’au prochain et désiré revoir. Ce que je me crois tenu seulement à vous avouer pour aujourd’hui c’est mon regret de vous voir employer si fréquemment et si durement les imprécations contre notre pays et notre époque. On dirait que dans cet article où vous avez eu à cœur d’effacer des adoucissements que vous aviez si heureusement employé dans votre dernier discours à l’académie, et qui pourtant, vous l’avez vu n’ont pas empêché tant d’esprits ou soi-disant tels de croire à la misanthropie excessive. Vous n’êtes ni Alceste qui ne voulait même pas s’occuper de son procès, ni le duc de Saint-Simon qui n’a voulu plaider sa cause que devant la postérité ; vous êtes un grand conducteur d’intelligence et vous avez charge d’âmes. Croyez donc bien, cher ami, que tout ce qui donne à la voix l’accent de l’humeur ou de la passion, diminue d’autant son autorité. Permettez-moi même d’ajouter qu’à n’envisager que les intérêts du talent, un uni-note, comme on dit en Russie, n’a jamais l’attrait ni la puissance d’un orchestre où tout se fond dans une harmonie réfléchie et contenue.

Quant à l’académie, je me trouve absolument lié envers M. de Marcellus3 par mille circonstances antérieures. Je crois pouvoir vous dire autant de l’évêque d’Orléans4 et de Berryer. Je sais que le duc de Noailles écrit longuement à M. Guizot en sa faveur. Hors de notre petit camp, Viennet5, Villemain6 et Lamartine7 lui sont personnellement acquis. Dans ces conditions là, il n’est nullement sûr qu’il réunisse, mais il est certain qu’il se présentera, et il me paraît impossible de l’abandonner devant M. de Carné8 dont la candidature n’est pas encore posée. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je suis par ailleurs très dévoué à M. de Carné lui-même, je le lui ai écrit il y a un ou deux mois, mais en lui faisant connaître avec non moins de franchise et mon propre lien, et ce que je connaissais à d’autres envers M. de Marcellus pour le prochain scrutin. J’oubliais de vous dire que le chancelier m’avait aussi paru bien être favorable, en établissant, ainsi que le font M. Villemain et le duc de Noailles que si nous ne parvenions pas à faire passer M. de Marcellus, à ce scrutin si, il faudrait y renoncer d’ici à un avenir indéfini.

Au revoir, au revoir prochain, cher ami, du moins je l’espère, car je suis étonné que vous nous ayez pas plus informé du côté de l’académie et cela me porte à supposer qu’Augier9 qu’on me disait très pressé cet automne a peut-être, depuis ce temps oublié Salvandy au fond de quelque conclusion.

Je ne puis vous exprimer avec quelle impatience j’attends les pages du père Lacordaire. J’ai demandé l’épreuve et j’espère la recevoir demain.

Falloux

 

 

 

 

1Château de Caradeuc, commune de Bécherel (Ille-et-Vilaine), demeure des beaux-parents de Falloux.

2Douhaire, Pierre-Paul (1802-1889), rédacteur et gérant du Correspondant.

3Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac comte de Marcellus (1795-1865), diplomate et écrivain, auteur notamment de Chants populaires de la Grèce moderne.

5Viennet, Jean Pons Guillaume (1777-1868), auteur dramatique et homme politique. Membre de l'Académie française depuis 1830. Après avoir commencé une carrière militaire, dans la marine, il entra en politique. Député sous la Restauration, il contribua à l’avènement de la monarchie de Juillet. Depuis 1848, il s'était retiré d la vie politique.

6Villemain, Abel-François (1790-1870), critique littéraire, historien et homme politique français. Nommé professeur de littérature française à la Sorbonne en 1816, il fut élu cinq ans plus tard à l’Académie française. Il fut ministre de l’Instruction publique dans le ministère Soult (mai 1839-février 1840) et dans le ministère Soult-Guizot (octobre 1840-décembre 1844). Contraint, pour des raisons de santé de quitter la scène politique, il rentra dans la vie privée et rédigea plusieurs ouvrages sur l’histoire et la littérature.

7Marie-Louis-Alphonse de Prat de Lamartine (1790-1869). Poète, écrivain et homme politique. Entré comme légitimiste à la chambre des députés sous la Monarchie de Juillet, il s'était très vite rallié à la république. Il œuvra en faveur d'un gouvernement provisoire dont il fut l'un des personnages les plus importants avant de perdre très vite sa popularité.

8Carné, Louis Joseph Marcein comte de (1804-1876), historien et journaliste légitimiste ; attaché et secrétaire d'ambassade sous la Restauration ; il s’était rallié à la Monarchie de Juillet. Il fut un de ceux qui collaborèrent au Correspondant dés sa fondation. Député du Finistère (collège de Quimper) de 1839 à 1848, il appartint au Parti social de Lamartine, puis défendit les intérêts catholiques. Sous le Second Empire, il collabora au nouveau Correspondant, au Journal des Débats, à la Revue des Deux Mondes et à la Revue Européenne. Il avait été élu à l’Académie le 23 avril 1863 contre Émile Littré.

9Augier, Émile (1820-1889), poète et auteur dramatique, il obtint un prix Montyon pour sa comédie Gabrielle. Disciple de François Ponsard il était partisan de « l’école du bon sens » en réaction contre le drame romantique.; ses principales œuvres qui illustrent pour la plupart la morale bourgeoise sont La Ciguë (1844), Philiberte (1853), Les Effrontés (1861), Le Fils de Giboyer (1862), Maître Guérin (1864), Paul Forestier (1868), Madame Caverlet (1876), et, en collaboration avec Jules Sandeau, Le Gendre de M. Poirier (1854) ; il collabora aussi avec Labiche. Plusieurs fois candidat à l'Académie, soutenu par le parti libéral, Thiers, Rémusat, Mérimée, Sainte-Beuve, il fut élu le 31 mars 1857, par 19 voix contre 18 à V. de Laprade, candidat de V. Cousin, Montalembert, etc. Ce fut la voix de Musset qui assura l'élection d’Émile Augier. Il fut nommé sénateur à la fin de l'Empire ; il était Grand-Officier de la Légion d'honneur.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 octobre 1857», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1857,mis à jour le : 22/03/2021