CECI n'est pas EXECUTE 29 janvier 1868

Année 1868 |

29 janvier 1868

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

29 janvier 1868

Très cher ami, je suis pas à pas les progrès de votre état, je m'en réjouis, j'en bénis Dieu je vous tiens quitte de mes félicitations aussi bien que de mes doléances, mais vos belles pages sur le comte Zamski1 me font sortir de mon apparente impassibilité ; nous les avons lues au milieu d'un auditoire assez nombreux. Tous ont subi votre empire, quelques-uns ont été jusqu'à l'émotion, Madame de Castellane en tête. Elle vous le répétera bientôt elle-même malheureusement pour nous, et je ne l'aurais peut-être pas devancé si le mutisme de l'Union, les dénonciations de Louis Veuillot ne vous avaient porté peut-être à passer en revue l'attitude de vos amis. Vous êtes assez enclin à considérer certaines attaques comme le gage de certain succès. Je ne pense donc pas que l'applaudissement presqu’unanime vous paresse troublé ou diminué par quelques murmures ; Cependant j'aurais mieux aimé que dans les circonstances actuelles vous n'eussiez provoqué ni réserves ni dissidences. Aujourd'hui, et quoiqu'il en soit, votre éloge du comte Zamoïski sera placé au rang de vos plus nobles, de vos plus touchantes, de plus éloquentes inspirations. Soyez-en donc mille fois remercié, car tout ce qui élève l’âme à cette hauteur la purifie et la fortifie ; même quand on en redescend on en garde encore quelque bien, comme on demeure longtemps ravivé et rassaini après un séjour au sommet des Alpes ou des Pyrénées. Quand au Correspondant en général, je ne vous en dis rien parce que je n'en sais rien, que je vous suppose tous suspendus à la loi sur la presse et que je m'en rapporte assez à vous tous pour goûter le bonheur des yeux fermés–expression de Madame Swetchine.

Albert de Broglie m'a écrit hier une bien aimable lettre à propos de Madame de Miramion2. Remerciez-le cordialement de ma part si vous y pensez, et soyez propice à M. Bonneau3 quand vous en aurez l'occasion. Du reste l'académie est pour moi comme le Correspondant au nombre des secrets que j'ignore. J'espère que nous demeurons tous fidèles au sentiment qui nous était commun l'année dernière : c'est qu'au lendemain du P. Gratry et de Jules Favre4 nous ne pouvions donner d'autres successeur à Ponsard5 qu'un homme de lettre pur sang. J'espère que cela conduit naturellement à M. Autran6, je le désire comme acquis d'une dette envers l'homme et comme une solide acquisition pour la majorité. Aussi je m’en garde d’en parler afin de ne lui pas nuire et vous êtes le premier avec qui j’ose me soulager d'une si énorme confidence. Et le fauteuil de M. Flourens7 ? Que préparez-vous ou que voyez-vous venir de ce côté ? À moi tout seul je nomme M. Beulé8 parce qu’il serait populaire sans être démocrate, assez apte aux sciences pour parler convenablement de son prédécesseur et surtout pour prendre sa place dans la commission du dictionnaire que nous ne devons pas perdre de vue.

Mais je suis encore plus mystérieux sur cette invention-là que sur la résurrection de M. Autran, et, si vous ne la trouvez pas bonne, il vous suffira de l'ensevelir dans votre tiroir pour qu’elle y demeure autant de temps qu'il ne vous conviendra pas de la mettre au jour.

D'ici là, très cher ami, je me permets de vous recommander très vivement la réunion du 2 février chez le général Changarnier. Les difficultés soulevées par Baroche9 sont de cette grossière hypocrisie qui porte sur les nerfs et excite la révolte. Il est impossible de laisser notre pensée, notre drapeau, et l'œuvre si grandement conçue par M. Dubois10 en échec devant cette misérable difficulté et je me flatte qu’il sortira dimanche prochain du boulevard Haussmann une résolution énergique dans laquelle vous aurez pris votre part.

Soyez parfaitement sûr que pour mon compte, si je n'avais pas été depuis deux mois et tout à fait au pied de la lettre en pitoyable état, j'aurais été passé 48 heures à Paris uniquement dans ce but. M. Cumont doit s'y rendre et je me repose sur lui comme sur vous.

Veuillez dire à Madame de Montalembert que je demeure toujours pénétré de reconnaissance pour sa vraie bonté du mois de novembre, prononcez quelquefois mon nom à Mademoiselle Catherine sans me laisser tout à fait oublier par Mademoiselle Madeleine et Mademoiselle Thérèse. Je compte leur prière parmi vos meilleurs médecins, ce qui porte ma tendresse pour elle jusqu'au dernières limites autorisées par le respect. Au revoir, au revoir, bien cher ami.

Falloux

 

 

1Zamoyski, Ladislas de (1803-1868), fondateur de la Bibliothèque polonaise de Paris.

2Bonneau-Avenant, Alfred (1823-1889), écrivain. Il venait de publier Madame de Beauharnais de Miramion, sa vie et ses œuvres charitables, Paris, Poussielgue, 1868.

3Voir note supra.

4Favre, Jules (1809-1880), avocat et homme politique. Il devint vite l’un des chefs les plus célèbres du Barreau de Paris, principalement dans les affaires politique. Ardent républicain, il fut secrétaire général au ministère de l’Intérieur, en 1848, sous Ledru-Rollin. Élu lors des élections partielles de 1858, il devint l’un des chefs de l’opposition républicaine au Corps Législatif. Avec quatre autres républicains (Ollivier, Darimon, Hénon, Picard), il forma, à partir de la session de 1859, le groupe dit des Cinq, opposition majeure à l’empire autoritaire jusqu’en 1863. Il fut réélu en 1863. Après la chute de l’Empire, il se vit confier le poste de ministre des Affaires étrangères ; il se chargea d’organiser la résistance aux Prussiens et négocia un traité de paix.

5Ponsard, François (1814-1867), auteur de pièces de théâtre, chef de file de la mouvance antiromantique. Proche du pouvoir, il avait été élu à l’Académie française avant Falloux, le 23 mars 1855.

6Autran, Joseph (1813-1877), poète français. Plusieurs fois candidat à l’Académie française, il était soutenu par les catholiques, son ami V. de Laprade, Thiers et Mignet mais combattu par Guizot et les libéraux, le Journal des Débats et la Revue des Deux-Mondes. Contraint de se retirer devant Octave Feuillet en 1862, il ne sera élu que le 7 mai 1868, en même temps que Claude Bernard.

7Flourens, Marie-Jean Pierre (1794-1867), physiologiste, il était entré à l’Académie française en 1840. Il était mort le 6 décembre 1867.

8Beulé, Charles Ernest (1826-1874), archéologue et homme politique. Elève de l’école française d’Athènes, il s’occupa des fouilles de l’Acropole. Il acquit une certaine célébrité après la publication de son ouvrage L’Acropole d’Athènes (1853). De retour en France, il succéda à Raoul Rochette à la chaire d’archéologie de la Bibliothèque impériale, puis fut élu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1860) dont il devint secrétaire perpétuel en 1862. Il publia, dans la Revue des Deux Mondes, une critique très vive du décret impérial du 13 novembre 1863 qui dépouillait l'Académie des Beaux-Arts d'un certain nombre de prérogatives. Il attaqua également devant le Conseil d’État le décret autorisant la cession à l'Angleterre des statues des Plantagenêt et le mouvement d'opinion qu'il provoqua fit rapporter cette décision. Cette attitude lui valut une mise à la retraite anticipée. En 1871, il fut élu représentant du Maine-et-Loire et siégea au centre droit orléaniste. Le 25 mai 1873, il entra au cabinet de Broglie au ministère de l'Intérieur. Ayant tenté de mettre la presse au pas, il fut vivement attaqué par la gauche. Il fut sacrifié lors du remaniement ministériel de Broglie (25 novembre 1873). Il se suicida le 4 avril 1874.

9Pierre-Jules Baroche (1802-1870), avocat et homme politique ; élu député de Rochefort en 1847, il s’opposa à la politique conservatrice de Guizot. Rallié à la Seconde République, il se fait élire à la Constituante et à la Législative où il devient un membre influent du Parti de l’Ordre. Ministre de l'Intérieur (15 mai 1850), puis des Affaires étrangères (10 avril 1851). Ayant applaudi favorablement le coup d'État, il fut chargé d’établir les lois organiques du nouveau régime. Il devint président du Conseil, puis fut ministre de la Justice et des Cultes de 1863 jusqu’au 17 juillet 1869, date de sa démission.

Voir note infra.

10Dubois, Paul (1829-1905), sculpteur et peintre français. S'inspirant du tombeau des Médicis, il réalisa le cénotaphe du général Lamoricière érigé en la cathédrale de Nantes. Ce fut son œuvre majeure.

C’est pour ce monument que Baroche fait des difficultés.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «29 janvier 1868», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1868,mis à jour le : 15/04/2021