CECI n'est pas EXECUTE 26 octobre 1868

Année 1868 |

26 octobre 1868

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

26 octobre 1868

Très cher ami,

Je suis navré des nouvelles que vous me donnez de vos yeux, et pourtant, je veux espérer que l’amélioration d’un si pénible état n’est pas aussi difficile que vous le craignez ; car ce qui vous ont vu à Paris parlent de vous, de votre aspect, de la liberté plus grande de vos mouvements, en des termes qui ne m’avaient pas préparé à votre douloureux bulletin. D’autre part, vous avez un si rare courage, qu’on ne peut vous soupçonner de vous rien exagérer à vous-même. Je demeure donc bien perplexe, bien préoccupé et par-dessus tout bien malheureux de ne pouvoir prendre ma place auprès de votre chaise longue. Cette privation, je puis vous l’attester devant Dieu, la plus amère portion de l’épreuve qui m’est imposée à moi-même et qui ne va pas en diminuant, bien loin de là !

Je vous écris ce matin dans une disposition si mauvaise que je demande à Madame de Montalembert1 la permission de lui annoncer, par votre entremise, que nos recherches de cuisinier ou de cuisinière ont également échoué. Je dois aller de ma personne à Angers, après la Toussaint, pour des affaires indispensables. J’y continuerai l’enquête, mais, d’après les renseignements que j’ai déjà, je n’y apporte pas grand espoir. Il est écrit que je ne pourrai vous être bon à rien, même de loin !

J’arrive maintenant à votre projet de mémoire, je ne puis assez vous remercier de cette précieuse communication. Vous me demandez de vous en donner mon sentiment personnel. Il est d’abord celui de l’admiration et de l’adhésion sans réserve. Voici ensuite mes observations au point de vue uniquement pratique.

 

1° L’évêque2 doit-il prendre l’initiative d’une telle démarche envers tout l’épiscopat ? Cela ne ressemblera-t-il pas à une tentative d’usurpation à Rome et dans beaucoup d’évêché ? C’est la question qui se pose d’elle-même. Je ne suis pas en mesure de la résoudre et je pense qu’Orléans en a délibéré avec vous. Je passe donc outre comme si le mémoire était résolu. Je transformerai les paragraphes III, IV, et V, de façon à ne pas prendre nominativement l’Univers à partie, ne pas le citer, comme vous le faites, en bas d’une page, et à ne pas être conduit à employer des mots, tels que : l’aveuglement de la bêtise et l’arrogance de l’orgueil. Vous comprenez bien, cher ami, que ce n’est pas leur justesse que je conteste mais leur effet en vue du but à atteindre.

2° L’Univers serait un de ces petits criminels, dont vous avez parlé à la tribune, si Rome ne semblait pas l’autoriser. Il faut donc généraliser et élever cette partie de la thèse, de façon à pouvoir tout dire, sans attaquer et, par conséquent sans indisposer préalablement aucun personnage et aucun lecteur ayant voix délibérative dans le concile. Vous avez trouvé vous-même cette formule qui permet de tout dire, sans rien emprunter aux formes de la polémique trop étroite, c’est l’alliance de l’église et de la société substituée par le sens unanime de tous les événements contemporains, à l’alliance de l’Église et des gouvernements. Vous n’ignorez pas, cher ami, que plus on désintéresse les amours propres, plus on a de chances d’éclairer les intelligences ou les consciences. Il n’y a pas de pire coton dans une oreille, même ecclésiastique, que celui des partis pris de vieille date. Il faut donc renouveler le terrain des vieux combats, pour s’y créer de nouveaux avantages. J’ajoute même qu’à part toute tactique, je croirais encore préférable votre thèse du paragraphe VII, si vraie, si large, si haute, si féconde, à toute évocation et dissidence ressassée de M. de Lamennais3 et de sa déplorable postérité. Moins les membres du concile auront individuellement à se déjuger, plus le concile sera promptement et sûrement conduit à bien juger.

Voici l’heure du courrier qui me ferme la bouche. Ce que j’aurais ajouté ne serait qu’accessoire à côté de ce point de vue principal. Du reste, je serais à vos ordres si vous croyiez qu’il y eût le moindre profit alléchante de vos correspondances en ce moment. Je ne veux cependant pas oublier de vous dire que votre second manuscrit, comme le premier a été ici l’objet des plus grands égards, qu’on le remet sous enveloppe dans le plus bel état de propreté, et que la curiosité de la poste peut seul être coupable d’un état différent, s’il se reproduit encore cette fois.

A vous de toute mon âme bien chee ami.

Alfred

1Marie-Anne Henriette Ghislaine dite Anna de Montalembert( 1818-1904), née de Mérode, épouse de Montalembert depuis 1836.

2Mgr Dupanloup.

3Hugues-Félicité Robert de Lamennais, écrivain et philosophe chrétien français. Ordonné prêtre en 1819, il était opposé aux doctrines gallicanes et considérait préférable de se tourner vers Rome pour résister aux prétentions du pouvoir civil. Ses idées en faveur des libertés favorisèrent le développement du catholicisme libéral. Ses écrits et son journal L'Avenir furent néanmoins condamnées en 1832 par Grégoire XVI (encyclique Mirari Vos). Abandonné par ses plus fidèles partisans, notamment Lacordaire et Montalembert, refusant de se soumettre, il fut à nouveau condamné par Rome pour ses Paroles d'un croyant, en 1834 (encyclique Singularis nos).


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «26 octobre 1868», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1868,mis à jour le : 18/04/2021