CECI n'est pas EXECUTE 7 novembre 1869

Année 1869 |

7 novembre 1869

Alfred de Falloux à Charles de Montalembert

Bourg d’Iré, 7 novembre 1869

Très cher ami,

 

Je suis depuis longtemps sans vos lettres mais je tache de n’être jamais sans vos nouvelles et nous avons été récemment très entretenus de vous dans des circonstances qui nous ont beaucoup touchés. L’admirable sœur Catherine de Montalembert1 a entouré des soins le plus affectueux une jeune compagne de son ordre, Mademoiselle de Pontbriand, dont la famille est notre très proche voisine aussi bien en Anjou qu’en Bretagne. Je dis souvent avec une parfaite sincérité et, je le crois, avec une parfaite vérité, que dans notre petit coin de province les vieux comme moi sont privés d’une grande consolation, celle de dire que ceux qui les remplacent ne les valent pas. Les jeunes gens qui ont grandi autour de nous ou ceux que nous recrutons par le mariage continuent, en les améliorant quelquefois, nos meilleures traditions, et Paul de Pontbriand2, frère de la jeune religieuse qui vient de recevoir sa précoce récompense, est un de ceux dans lesquels je me complais à louer un type parfait de gentilhomme breton, comme vous louez si bien un autre type accompli dans le prince Anton Radziwill3. C’est maintenant un lien de plus entre lui et nous que la reconnaissance pleine d’effusion qu’il a rapportée de Madame Catherine et qu’il mêle sans cesse désormais à ses plus pieux, à ses plus chers souvenirs.

Je n’ai pas moins pensé à vous, vous le pensez bien, très cher ami, durant toute cette période de grosses et de petites tempêtes qui sont venues fondre sur nous.

La seule épreuve douloureuse, ce me semble en tout cela, c’est la cruelle et je le crains bien la niaise chute du père Hyacinthe4. Quel amer chagrin qu’une âme si belle et si haute par plusieurs côtés ait renfermé en même temps de telles faiblesses. Quel service et quelle gloire il a abdiqué comme un enfant, au lieu de les défendre et de les grandir comme un homme ! Que ces scènes, à la fois grossières et grotesques d’une auberge de New York5 oppressent et déchirent les cœurs qui l’avaient salué à Notre-Dame après le père Lacordaire et qui l’attendaient au concile à côté de l’évêque d’Orléans6. Quel emploi de son courage, de son intelligence et de sa vertu il a échangé contre les avanies de badauds et des applaudissements d’imbéciles ! Pendant ce temps-là, l’Univers et, à ma grande surprise, la Semaine religieuse de Cambrai vous rangent et nous rangent tous avec vous parmi les fauteurs d’apostasie, bientôt apostats eux-mêmes. Je n’ai pu m’empêcher d’en écrire courrier par courrier à M. l’archevêque de Cambrai7, ancien grand vicaire angevin que je connais depuis mon enfance. Je n’ai pas encore reçu de réponse qui aurait à peine eu le temps d’arriver, mais je suis convaincu qu’avec plus ou moins de réserve épiscopale, elle abandonnera un tel dire, car j’ai toujours connu Mgr Régnier adversaire très déclaré de Veuillot et du veuillotisme. En tout cas dussiez-vous encore me taxer d’un optimisme trop opiniâtre, je demeure convaincu que le concile tournera contre la secrète pensée de plusieurs parmi ceux qui ont le plus contribué à l’appeler, que les évêques arrachés aux préoccupations de l’administration diocésaine pour se trouver uniquement placés entre le ciel et la terre pris l’un et l’autre dans leur plus sublime expression, vont se sentir supérieurs à eux-mêmes et s’étonner peut-être autant qu’ils nous étonneront en se trouvant divinement hissés à la hauteur de la plus belle mission qui soit au monde. En attendant, très cher ami, ne m’oubliez pas autant que vous en avez l’air et consolez-nous, que vous me le fassiez dire ou non, par le retour de vos forces et par l’espérance d’un prochain revoir à Paris. Je vous embrasse de toute mon âme.

Alfred

1Catherine de Montalembert (1841-1926), devenue religieuse du Sacré-cœur.

2Pontbriand, Paul Marie du Breil de (1838-1916), militaire et homme politique. Maire de Plancoët et conseiller général des Côtes d'Armor.

3Radziwill, Antoine, prince (1833-1904), il avait épousé, en 1857, la sœur d'Antoine de Castellane, Marie Dorothée Élisabeth de Castellane (1840-1915).

4Charles Loyson, en religion Père Hyacinthe (1827-1912). Prêtre dominicain, il était entré en 1862 dans les Carmes. Prédicateur à Notre-Dame de Paris de 1864 à 1869, son éloquence inspira l'admiration de Montalembert. Son éloignement de l'Eglise qui intervient pau après sera une profonde tristesse pour Montalembert.

Le 20 septembre 1869, il annoncera en effet par une lettre publique sa décision de quitter le Carmel. Elle fut très durement ressentie par les catholiques libéraux auxquels il était très lié et qui lui vouaient, comme Montalembert. une profonde admiration. La déception et la surprise furent telles que certains de ses proches ne désespéraient pas de le voir revenir un jour dans l'Église. Ainsi de Falloux qui écrivit «J'espère donc, quoique bien faiblement, qu'étant sorti si brusquement de la double solitude de la méditation et du cloître, il va s'épouvanter, se dégoûter des tristes réalités qui l'enveloppent et reprendre son vol vers les sommets. Dieu le veuille et nous le rende. J'en jouirai vivement comme chrétien et aussi comme ami, car tout ce qu'on connaissait de lui était attachant». Cité par J.-R. Palanque, Catholiques libéraux et gallicans en France face au Concile du Vatican 1867-1870, Aix-en-Provence, 1962, n. 145, p. 96-97. Mais tout espoir de voir le P. Hyacinthe réintégrer l'Église s'éloigna définitivement lorsque fut connu son mariage, en 1872.

5Le P. Hyacinthe était arrivé à New York le 18 octobre 1869.

6Mgr Dupanloup.

7Mgr Régnier.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «7 novembre 1869», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1869,mis à jour le : 18/04/2021