CECI n'est pas EXECUTE 19 avril 1860

Année 1860 |

19 avril 1860

Catherine Gagarin à Alfred de Falloux

Moscou, 19 avril 1860

Monsieur le Comte,

Je suis bien coupable, et il me faut tout le courage du remord pour oser reparaître à vos yeux. Vous ne saurez concilier mon inexplicable silence, avec les sentiments de respectueuse affection, de profonde reconnaissance, que j’ai voué à tout jamais, au fils chéri, à l’âme dévoué de mon admirable sœur1. Puis-je oublier un instant, Monsieur que votre amitié, pour elle, a fait, pendant de longues années le charme de la vie et qu’elle a dû la sécurité et la consolation de ces derniers jours à votre pieuse assistance, et à vos soins filials ? Croyez donc Monsieur que ce silence que je déplore comme une faute, me confond, et m’afflige plus encore qu’il n’a dû vous surprendre. Je n’essaierai pas de me justifier, mais j’espère attirer sur moi, un peu de compassion de votre part, en motivant, en partie, les coupables omissions, qui me laissent de si amers regrets, aujourd’hui ; et à cet effet, je remonte à ce douloureux passé qui n’a pas cessé d’être présent, pour moi, car je vis encore sous la pression de cette profonde affliction. Je me suis longtemps abusé sur la gravité de la maladie de ma sœur ; c’est lettre entretenait en moi, cette erreur ; elle me parlait de ses souffrances, mais elle n’y voyait rien de sérieux. Sa dernière longue lettre, du 29 juillet, nouv[eau] style, m’annonçait une amélioration sensible dans son état, les bons effets d’un nouveau traitement, prescrit par le Docteur Royer, et la satisfaction qu’il éprouvait de ce progrès – à sa huitième page, elle me promet de m’écrire incessamment, et finit ainsi : « Adieu, ma bonne chère sœur, je vous envoie ce vrai radotage, le cœur un peu soulagé du bloc dégrossi. Remerciez bien Monsieur Chauvel de son bon intérêt, ainsi que ce pauvre cher Alexandre, que j’aurais été si aise d’embrasser ! Et à bientôt ! »

Cette lettre ranima mon espoir, et mon impatient désire d’aller la rejoindre. Je me hâtai de surmonter les difficultés, qui m’avaient arrêté jusque-là, j’allais partir, lorsque la fatale nouvelle vint me frapper au cœur ! J’en fus anéantie. Ce coup terrible me plongea dans un accablement dont aucun effort ne put me faire sortir ; au malheur de cette cruelle séparation, se joignait encore celui de ne l’avoir pas revue ! Vous, Monsieur le comte, qui partagez si vivement ma douleur, vous comprendrez tout ce que j’ai souffert, l’abattement, et la sombre tristesse, qui suivirent ce premier saisissement, qui détruisait mes plus chères espérances. Ma consolation est de la savoir dans le sein de Dieu ; mais je ne me consolerai jamais, de n’avoir pas veillé auprès de cette chère, et vénérable sœur, de n’avoir pas reçu sa bénédiction, recueilli son dernier soupir, et de n’avoir pas appris d’elle à mourir, comme meurent les saints ! Je n’ai plus connu de repos depuis cette douloureuse époque. Ces deux tristes années se sont écoulées pour moi, en toutes sortes d’inquiétudes, de chagrins cuisants, en complications et tracas d’affaires provenant du partage de mes biens, entre mes fils et que je désirais effectuer, depuis longtemps, mais dont les difficultés ont absorbé un temps, et une fatigue, énormes. Ma santé, déjà fort altérée, s’est encore fort aggravée ; les mots, qui m’envahissent, amène des crises, qui me mettent, bien souvent, hors d’état d’écrire, et de m’appliquer. En ce moment même, je sens, qu’une de mes crises de douleurs et d’angoisse au cœur se prépare, et me menace d’être obligé d’interrompre ma lettre. Tous ces détails sont bien indiscrets, Monsieur ; mais la sœur de Madame Swetchine ne se les permet, que pour implorer votre indulgence pour tous les torts, dont vous avez le droit de l’accuser, et qu’elle ne se pardonne pas à elle-même. Je n’appartiens plus qu’à la douleur, et à la tombe, et ce n’est que comme rayée de la liste des vivants que j’ose espérer un généreux pardon de votre part. J’ose davantage ; je vous demande bien instamment de m’accorder un charitable souvenir, dans vos prières, en remplacement de celle que ma bonne et sainte sœur adressait à Dieu pour moi et pour mes fils. Elle priait aussi pour son père, pour sa mère, pour le respectable compagnon de sa vie, qui repose auprès d’elle ! C’est une aumône, que vous ne refuserez pas à sa mémoire. Les enfants de Montmartre, doivent à sa charité de la remplacer dans ses prières pour tous ceux qui lui étaient chers ; et qu’à ce titre, ils n’oublient pas de joindre les noms de Grégoire et de Théophile, à tous ceux que je viens de nommer.

21 avril. Je n’ai pas fini Monsieur ; la longueur de ma lettre serait bien indiscrète, si elle n’était motivée par tous les remerciements que j’ai encore à vous adresser, et par tous les regrets, aussi sincères, que profonds, que j’ai à vous exprimer. Il faut toute votre générosité, Monsieur le comte, pour me traiter avec tant de douceur et de bonté, après la pardonnable négligence qui m’a tant fait tarder à satisfaire à votre désir d’avoir des renseignements sur la jeunesse et sur divers points de la vie de ma sœur. J’étais ensevelie dans ma torpeur, lorsque ces questions me furent posées. J’en sortis pourtant, pour chercher, dans Moscou, un contemporain de mon père2, qui pût me fournir des éclaircissements, qui me manquaient sur ses fonctions, sur le lieu de naissance de ma sœur, etc. toutes mes recherches furent vaines ; personne n’avait vu mon père, établi à Moscou ; je tombais dans le découragement, et livrée à mes seuls souvenirs, je craignis de vous donner des réponses peu sûres, et insuffisantes. Je fus cette fois là aussi, réveillée par le remords. Je ne puis vous dépeindre, Monsieur, le violent saisissement que j’éprouvai, en apprenant que votre ouvrage venait de paraître ! Ce n’est qu’alors que je compris toute l’énormité de ma faute. Quoiqu’il ne fut plus temps de la réparer, je me hâtais d’écrire mes tardives et bien incomplètes réponses, et de les envoyer à mon fils Grégoire, lui recommandant de vous les expédier au plus tôt. J’ai un autre bien vif regret, un vrai chagrin, qui pèse sur mon cœur, mais sans peser sur ma conscience. Vous désiriez parcourir les lettres que ma sœur m’adressait ; j’aurais été heureuse de vous les livrer toutes, (quoiqu’elles ne traitent pour la plupart, que de sujets intimes) si nous avions été réunis de lieu ; mais je n’entrevoyais pas la possibilité de risquer l’envoi de cette masse de lettres, par la poste, et de l’exposer à toutes les chicanes de la censure. Vous ne sauriez imaginer le chagrin, que j’en ressens. Comment vous exprimer ma reconnaissance, Monsieur le comte, de la bonté, que vous avez eu, de me faire l’envoi de l’intéressante relation des derniers jours de ma sainte, et chère sœur, et de tous les papiers, qui l’accompagnaient, et dont vous m’avez fait le sacrifice ? Vous pouvez vous figurer par quelles émotions, m’a fait passer, cette édifiante, et douloureuse lecture. Elle a renouvelé toute ma profonde affliction ; elle m’a fait bénir Dieu, d’avoir accordé, dès cette vie, à cette admirable sœur, la récompense de sa piété, et de ses vertus, en une si belle, si paisible, si sainte mort ! C’est aussi, avec une bien vive gratitude, que j’ai reçu, Monsieur, en dernier lieu, le don de votre précieux ouvrage ; et c’est avec un profond regret, que je dois vous avouer, que je n’ai pas encore eu le bonheur de le lire, en entier. Depuis que je le possède, j’ai été constamment livré à mes douleurs, et à cette terrible angoisse, qui semble avoir pris possession de tout mon être, et qui, jointe à la faiblesse de ma vue, me prive de la jouissance de la lecture, seule consolation des vieux jours. Mon fils Alexandre, qui ne cesse de souffrir de ses violentes migraines en a été plus accablé, que jamais, depuis un mois, et n’a pu me prêter le secours de ses yeux et nous gémissons tous deux sur notre impuissance, à venir à l’aide, l’un de l’autre. Nous sommes mieux aujourd’hui, et nous allons nous dédommager de notre longue, et pénible attente. Dans mon impatience de vous lire, j’ai parcouru des pages admirables du premier volume, d’autres pages, émouvantes, où on reconnaît dans l’auteur, l’ami, qui lisait dans les replis de ce noble cœur ! Ces billets du matin, adressé à Tourgueniev3, sont charmants, de grâce et d’esprit, et adorable de charité, de simplicité et d’action ! Les pensées du second volume sont pour la plupart d’une profondeur, voilée par la grâce et l’élégance de l’expression. Le chapitre de la vieillesse est sublime ; il m’a transportée d’admiration. C’est l’effet général, qu’il a produit sur ses lecteurs. Le succès, qu’ont obtenu obtenu ces deux volumes, doit vous encourager, Monsieur, à en publier d’autres ; il est à supposer que les nombreux cahiers, qui vous ont été légués par leur auteur vous en fournissent la matière. Tout ce qui émane d’elle, de son âme, de son esprit, de sa haute intelligence ne peut qu’être utile et faire du bien. Je suis heureuse, et fière, de voir votre nom associé au sien, dans ses écrits ; comme il le sera toujours dans les souvenirs de mon cœur. Mon fils Grégoire, vous a fait part, dans le temps, du désir que j’avais énoncé, de posséder l’un de ses cahiers, écrits de sa main. J’ignorais, lorsque cette pensée me vint, l’usage auquel vous les destiniez. Je vous supplie, maintenant, de ne pas m’en faire le sacrifice, et de ne pas séparer ce tout précieux, que je suis heureuse de savoir entre vos mains. Mes jours sont comptés ; je n’aurais plus le temps de jouir de ce trésor. J’ai eu l’honneur, Monsieur, de vous adresser hier, une lettre de change de 3580 Fr. pour compléter les 8000 Fr., destinés par ma sœur, à l’œuvre de Montmartre, vous priant d’avoir l’obligeance de la remettre à Madame la comtesse de Saint-Aulaire4, dont j’ignore l’adresse. Si Monsieur Lemercier lui a remis, sur l’ordre de mon fils, les 420 Fr., que je vous mentionnais dans ma lettre d’hier, la somme doit être complète ; et je prie Madame de Sainte Aulaire de vouloir bien m’envoyer le reçu de la somme entière, ou de m’avertir aussitôt de ce qui pourrait y manquer. Je crains bien, que cette lettre ne vous trouve plus à Versailles ; mais je ne saurais l’adresser ailleurs, et j’espère qu’on saura vous la faire parvenir. Veuillez, Monsieur le comte, recevoir l’expression de ma profonde reconnaissance et de tout mon dévouement.

Pesse C. Gagarine (Catherine Soïmonov)5

2Gregory Gagarin (1782-1837), diplomate russe.

3Alexandre Ivanovitch Turguenev (1785-1847), historien, auteur d’une Histoire de la littérature russe et d’un Journal, il entretint une relation épistolaire avec Mme Swetchine.

4Sans doute Sainte-Aulaire, Victorine née Grimoard de Beauvoir du Roure de Beaumont (1791-1874).

5Catherine Gagarin, née Soïmonova (1790-1873), fille du sénateur Piotr Soïmonov (1737-1800).


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «19 avril 1860», correspondance-falloux [En ligne], Second Empire, Année 1852-1870, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, CORRESPONDANCES, Année 1860,mis à jour le : 25/07/2022