CECI n'est pas EXECUTE 8 avril 1871

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8 avril 1871

Yvan Gagarin à Augustin Galitzin

Versailles 8 avril 1871

 

Mon cher Augustin. Vous devez recevoir tous les jours le Soir. Comme je crois vous l’avoir dit, le jour où il ne conviendra pas de le recevoir, envoyez-lui la dernière bande en changeant l’adresse et en mettant 40, rue du Bourdonnais. Comme je l’achète tous les jours, cela m’est parfaitement indifférent d’avoir en place un abonnement.

J’ai vu hier et avant-hier l’évêque d’Orléans. Il est très content de l’Assemblée et en attend le plus grand bien. On l’attendait ici avec impatience pour qu’il serve d’intermédiaire entre la droite et M. Thiers1 qui au fond s’entendent sur tous les points importants, mais qui s’aigrissent de temps en temps, parce que les nerfs de tout le monde sont prodigieusement dérangés. Cette pauvre assemblée, si calomnié, la meilleure que la France ait eue, la plus sincèrement libérale, et toujours sur le point de faire quelque sottise, mais elle n’en a pas fait une seule. Les opérations militaires vont bien. C’est McMahon qui prend le commandement avec Ladmirault2 et de Cissey3. Vinoy4 commande la réserve.

Nos maisons de Paris ont été pillées, la belle bibliothèque de la rue des postes saccagée. La maison est occupée par un bataillon de la garde nationale de Belleville, ils y sont installés avec leurs femmes. Une douzaine de nos Pères est à la conciergerie, séparés de l’archevêque par une cloison. Il y a là les Pères Olivane, du Coudray et une dizaine d’autres.

Le père de Pontervey est ici à Versailles. Le collège de Vaugirard est après bien des périls à Saint-Germain. Vaugirard, la rue de Sèvres, les Moulineaux tout cela est tombé entre les mains des communaux ou communistes. Tout a été pillé. Je n’ai pas de détails sur la bibliothèque de la rue de Sèvres et celle de Vaugirard, mais elles étaient moins importantes que celles de la rue des postes. Nous sommes dans l’anxiété, nous attendant à chaque instant à apprendre que nos pauvres pères ont été mis à mort. Tout cela est navrant. Mais il ne faut pas se laisser aller au découragement, d’ici à peu de jours, une quinzaine au plus, Paris sera repris sur l’émeute, la garde nationale sera désarmée et cette apparition de la terreur dans Paris aura fait plus que toutes les prédications et toutes les lois pour démasquer et discréditer l’esprit révolutionnaire.

Nous avons encore un peu de mer rouge a traversé, puis la terre promise. Quant à Paris, il pourrait bien souffrir énormément. Ces gens-là sont capables de tout.

Naturellement la question de solution définitive est sur le second plan. Elle n’avance pas, les légitimistes pointus, je crois une soixantaine, préfèrent garder Monsieur Thiers et la république plutôt que de voter pour le duc d’Aumale5. Ils ne veulent pas de la couronne pour Henri V si un Orléans doit lui préparer les voies au trône.Bien des gens pensent que la victoire de l’Assemblée sur la commune, victoire qui à nos yeux, n’est pas douteuse, aura pour effet de raffermir la république. Il est très difficile de prévoir quoique ce soit. Je vois beaucoup de bons esprits favorables à la république ; mais elle a si mauvaise réputation, c’est un mot qu’il est si difficile de faire accepter à la France. Mais je crois vous l’avoir déjà dit, si Henri V vient, ce ne sera qu’un mot de changé, on aura une république avec un président héréditaire et les légitimistes seront en dehors du pouvoir, à peu près autant que les républicains, si la république venait à prévaloir.

M. de Meaux, comme je crois vous l’avoir déjà dit, a eu un grand succès. L’autre jour, le duc de Broglie a dit quelques mots qui ont suffi pour changer immédiatement les dispositions à la Chambre et pour la faire voter dans un sens opposé à celui qu’elle allait adopter. L’évêque d’Orléans regrette beaucoup l’absence de Falloux ; il est certain que ce qui manque à cette assemblée c’est l’expérience et les chefs expérimentés. La place de Falloux n’est pas Rome, mais à l’Assemblée où son absence est naturellement remarquée, commentée et souvent mal interprétée. On veut y voir une preuve de cette prudence excessive qui évite de se prononcer dans les cas difficiles. Cependant, il n’y a en réalité aucune difficulté. Il est évident qu’il faut en ce moment ajourner. Les idées qui dominent sont la fusion et le gouvernement parlementaire. Tout cela est clair et net, et il n’y a rien là-dedans qui puisse l’arrêter. En attendant, les groupes se formeront, il surgira des influences, ce ne sont pas tant des hommes de valeur qui manquent, que des hommes d’expérience, qui aient une notoriété suffisante.

Je ne crois pas qu’on puisse comprendre quelque chose à ce qui se passe, si on n’est pas à Versailles et si on ne cause pas avec les représentants. Nous ne sommes nullement effrayés, nous sommes très contents de l’Assemblé et quelque grands que soient les maux qui éclatent à côté de nous, nous croyons qu’il en sortira de plus grands biens.

Nos neveux sont revenus en très bonne santé. Ne jugez pas de la France par votre Creuse dont je ne veux pas faire l’éloge, mais elle n’est pas la France et il ne faut pas juger la France d’après la Creuse.

JG

(Gagarine)

1Depuis 1848 (mise en œuvre de la loi Falloux), les relations entre les deux hommes sont au mieux.

2Paul de Ladmirault (1808-1898), général.

3Cissey, Ernest Louis Octave Courtot de (1810-1882), général et homme politique. Sorti de l’École de St-Cyr, il servit en Algérie puis participa à la guerre de Crimée et à la guerre de 1870 comme général. Élu à l'Assemblée nationale en juillet 1871, il avait été nommé ministre de la Guerre le 5 juin 1871, fonction qu'il exercera jusqu'au 4 mai 1873). Il sera brièvement président du Conseil dans un ministère de droite et de centre droit (22 mai 1874-10 mars 1875).

4Joseph Vinoy (1808-1888), général et sénateur sous le Second Empire.

5Henri d'Orléans, duc d'Aumale (1822-1897), quatrième fils de Louis-Philippe. Les fusionnistes, Falloux le premier, songent alors au remplacement de Thiers, qui penche de plus en plus en faveur de la République, par le duc d'Aumale, afin de faciliter la restauration monarchique.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «8 avril 1871», correspondance-falloux [En ligne], 1871, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 21/09/2022