CECI n'est pas EXECUTE 30 novembre 1871

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30 novembre 1871

Clothilde de La Ferté-Meung à Alfred de Falloux

Au Marais1, 30 novembre 1871

Cher Monsieur, cette correspondance m’est très douce, et je profite de l’encouragement que vous me donnez d’une manière si aimable pour vous remercier encore et pour revenir à vous. Hélas ! La situation est suprême et ceux qui ne le comprennent pas sont bien aveugles ! Au moment où Monsieur Thiers et les parisiens demandent à l’assemblée de rentrer dans la capitale, ils nomment audacieusement quatre rouges de renfort qu’ils donnent à Ranc2 et à Mottu3 dans le conseil municipal de Paris. La lutte avec l’assemblée est imminente et si elle ne s’arme pas de résolution, elle est perdue et nous aussi. Je ne m’étonne pas du silence gardé sur votre note. Hélas ! Je connais trop bien le terrain dans lequel vous avez semé ! Voici ce que je veux vous conter ; une personne fort liée avec Monsieur le duc d’Aumale me rapporte le langage suivant qu’il lui a tenu : «  je n’admets pas que Monsieur le comte de Paris ait rien à voir dans l’accord qui peut s’établir entre la France représentée par l’assemblée et Monsieur le comte de Chambord ; Paris prendra son rôle d’héritier quand il en sera là, jusque-là, il est un prince de la maison de France, cela on ne peut lui ôter. Il est en jeu pour la réconciliation en famille. » le duc d’Aumale est bien persuadé que son neveu ne peut ni ne veut régner à présent ; il ne se pose pas en hostilité avec Monsieur le comte de Chambord. Et quant à faire un acte d’adhésion à la monarchie, le duc d’Aumale dit : « Paris n’a rien à y voir. Si la chambre veut le drapeau blanc, soit. Nous serons vite convertis aussi, mais le rôle du comte de Paris ne commencera que quand celui du comte de Chambord serait fini par sa faute, c’est-à-dire, s’il refuse après que la France aura parlé. Je ne puis croire qu’il soit assez peu patriote pour refuser un retour avec quelques conditions tricolores4. Le comte de Paris alors pourrait s’interposer près de lui avec succès, mais sans cela il est tout à fait hors de la question » : j’ai tout lieu de croire le récit exact. Quant à la question des deux drapeaux, les quelques conditions tricolores du duc d’Aumale, semblerait l’indiquer. Nous en comprenons comme vous le danger, cher Monsieur, mais ne sommes-nous pas dans une situation inextricable, et forcés d’essayer de trancher le fatal différent ? Du reste, nous sommes sans espoir et convaincus que le tout ou rien sera maintenu à moins que le Saint Esprit ne s’en mêle. Je crois que le Figaro quoique très bien traité à Lucerne, est décidément vendue aux bonapartistes. Ce serait l’explication du langage qu’on nous a rapporté de Monsieur de Villemessant5, qui après avoir chanté sa romance « retour de Lucerne » s’est laissé sans doute séduire par un pont d’or impérial. Les articles signés Louis Fauvel qui attribuaient à Monsieur le comte de Chambord des paroles absolument contraires à sa pensée et à ce qu’il n’a cessé d’exprimer m’avaient stupéfaite et j’y démêlais bien un coup bonapartiste. La lettre à l’empereur signée St Genest6, me paraît démasquer les nouvelles batteries. Ne le pensez-vous pas ? Nous devons à Mgr d’Orléans, de pouvoir élever nos âmes par l’admiration. Quelle lettre, quel courage, que d’esprit et d’autorité dans la superbe ironie, comme il écrase le fauteur en démence qui se démène pour nous achever !Ah ! puisse-t-il, ce grand évêque, en montant sur la brèche donner du cœur à ses collègues de l’assemblée, car tout est là, si la France peut encore être sauvé. Vous savez sans doute, que la princesse Marguerite7 fille de Monsieur le duc de Nemours épouse le prince Czartoryski8; je trouve cela un bien petit mariage, les princes vont redescendre au rang des particuliers et achever de perdre tout prestige. Nous vous demandons, cher Monsieur, lorsque vous quitterez Rochecotte de nous laisser savoir où nous pourrons vous écrire. Nous irons le 7 à Paris, nous y passerons la journée du 8 avant de nous rendre le 9 à Champlâtreux. Si j’y rencontrais quelques nouvelles ou quelques conversations intéressantes, je vous les écrirais. Je suis sûre que vous voudrez bien transmettre nos plus tendres amitiés à Madame de Castellane dont j’espère bientôt une lettre. Recevez, je vous en prie, les sentiments les plus affectueux et plus sympathiques de notre ménage.

Molé, Mise de La Ferté Meung

1Le château du Marais, propriété de Clotilde La Ferté Meung, née Molé, est situé sur la commune du Val Saint-Germain, aujourd'hui dans l'Essonne.

2Arthur Ranc (1830-1908), journaliste et essayiste politique, républicain et révolutionnaire, il participa brièvement à la Commune de Paris avant de s'en éloigner. Condamné en 1873 pour sa participation à la Commune, il fut contraint de s’exiler en 1873. Amnistié en 1880, il sera par la suite élu au Sénat.

3Jules-Alexandre Mottu (1830-1907), banquier et homme politique. Profondément républicain, élu maire du 11ème arrondissement de Paris, il soutient un moment la Commune.

4Rappelons que le comte de Chambord refuse d’adopter le drapeau tricolore.

5Villemessant, Jean Hippolyte Auguste Delaunay de (1810-1879 journaliste français et patron de journaux dont Le Figaro.

6Bucheron, Emmanuel-Arthur (Saint Genest), (1834-1902), journaliste au Figaro.

7Marguerite d'Orléans (1846-1893).

8Władysław Czartoryski (1828-1894), diplomate et homme politique polonais. Il se maria en seconde noce le 25 janvier 1872 avec Marguerite d’Orléans.


 


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «30 novembre 1871», correspondance-falloux [En ligne], 1871, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 08/10/2022