CECI n'est pas EXECUTE 8 janvier 1872

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8 janvier 1872

Ernest de La Rochette à Alfred de Falloux

Angers, 8 Janvier 1872

Mon cher ancien collègue1,

Votre fatigue et la mienne ont mis fin à une discussion qui m’a laissé cependant quelque chose sur le cœur et que je tiens à vider avec vous. Vous m’avez dit que vous étiez venus avec des pensées d’union et que c’est au point de vue même de l’union que je vous causais une pénible surprise. Permettez-moi donc de vous rappeler non au courage de votre opinion, car vous et les vôtres avez toujours donner l’exemple de tous les genres de courage, mais à la logique de votre opinion.

Qu’entendez-vous par l’union ? Est-ce la conciliation par des sacrifices réciproques sur des points facultatifs et qui ne sont pas les principes eux-mêmes ? Alors quel moyen de conciliation préférez-vous aux miens ? Proposez-en un autre, nous serons tous empressés à l’entendre, et aussi empressés à le suivre s’il mène plus directement au but. Mais si vous entendez par union l’absorption complète, repoussée par Monsieur de Belcastel2, de toutes les volontés en une seule, si vous offrez à l’assemblée d’autre rôle que celui d’une complète abdication, et au prince d’autre voie que la soumission sans réserve, non au principe, ce qui va sans dire mais à toute politique que ce soit, fut-ce à celle même qu’ils considéreraient comme la perte irrévocable de la maison de bourbon toute entière, présentes et futures, alors vous ne pourrez plus reculer devant l’inévitable conséquence de cette thèse. Ce que vous acceptez, ce que vous conseillez au parti légitimiste, c’est le Rey netto, qui n’a jamais été connu en France, qui n’a régné qu’un siècle en Espagne, et vous voyez où il l’a conduite. Devant une telle thèse, c’est, sans aucun doute, la fidélité qui se soumet, mais soyez sûrs que c’est aussi la fidélité qui résiste. Il est peut-être noble de suivre son prince jusque dans l’abyme, mais il est noble aussi de se jeter en travers d’un tel chemin et de braver tous les déplaisirs pour empêcher le train de se perdre et de perdre avec lui tout un pays qui avait le droit d’en attendre le salut. Vous dites : j’ai des ordres et je les transmets. C’est très bien, à votre point de vue personnel ; mais ne vous êtes-vous donc pas aperçu que tout ce qui s’est fait depuis trente ans s’est fait, pour le bénéfice et pour la grandeur du parti légitimiste, en dehors de cette étroite obéissance. Berryer s’est tenu durant trente ans, dans sa respectueuse mais invincible indépendance. Voulez-vous supprimer Berryer dans l’histoire du parti légitimiste ? Mais alors, comme vous l’a si bien fait observer M. de Vögue, vous allez plus loin que Monsieur le comte de Chambord lui-même, car, tout en regrettant les dissidences qu’il ne pouvait vaincre chez M. Berryer ; il n’a jamais cru qu’il pu répudier ses services et il a tenu à nouveau d’envoyer M. de La Ferté3 porter en son nom un solennel hommage sur la tombe de celui que la France entière a nommé et nomme encore le plus fidèle, le plus illustre et le plus puissant des légitimistes. Ah ! mon cher ami, si vous me laissez prendre encore ce nom, soyez bien sûr que l’avenir de la France, l’avenir de la monarchie ne sont ni dans les ordres absolus, ni dans les petites organisations intimes ; ils sont dans la politique au grand jour, sous les yeux de la nation, et avec le concours de ses légitimes représentants. Bien loin d’enfoncer Monsieur le comte de Chambord dans son isolement, bien loin de protester contre ceux qui n’aspirent qu’à le remettre en communauté de cœur et de sentiment avec la France, obtenez plutôt qu’il vienne à Chambord, qu’il y appelle trente membres de l’Assemblée, qu’il y rende toute liberté aux avis, qu’il compte les votes, et pas un, pas même le vôtre, quand on aura écarté préalablement la loi d’une obéissance sans réserve, ne manquera pour demander à grands cris le terme d’une situation qui tue à la fois la monarchie et la France.

Reste une explication secondaire à vider entre nous deux. Vous m’avez dit que je proposais la présidence du duc d’Aumale. Cela n’était pas dans mes paroles, cela n’est pas davantage dans ma pensée. Monsieur Thiers a épuisé ce rôle, et il ne l’a pas rendu enviable. En toute hypothèse, une présidence de la république est une situation fausse et dangereuse pour un prince. On m’a dit que dans la réunion des chevaux légers vous cherchiez une autre combinaison ; je vous en félicite et je m’y associe de grand cœur. Un titre monarchique, un commandement général de l’armée, comme l’avaient autrefois les connectables, enfin tout ce qui indiquera que l’assemblée est résolue à en finir avec le provisoire et cherche le définitif par les princes de la famille royale pour arriver à la royauté, voilà sur quoi nous pourrons être tous d’accord, et vous pouvez être bien sûr que ce n’est pas moi, convaincu comme je le suis des irréparables désastres que nous ménage la république qui vous demanderait de la perpétuer sous un titre quelconque. Ce que je me permets au contraire de vous reprocher, c’est que à cette heure-ci, il n’y a plus que vous qui veuillez la prolonger.

J’écris par le même courrier à Monsieur Carayon4. Auriez-vous la bonté de lui demander communication de ma lettre et de lui communiquer celle-ci, car toutes les deux se complètent et vous sont adressées à même intention.

Votre cordialement dévoué.

Falloux

1Réponse à Ernest Poictevin, baron de La Rochette.

2Belcastel, Jean Baptiste Gaston Gabriel Marie Louis Lacoste de (1821-1890), homme politique français, il fut élu à l’Assemblée nationale le 8 février 1871 (Haute-Garonne). Légitimiste intransigeant, il fut le seul à Bordeaux à refuser de nommer Thiers chef du pouvoir exécutif de la "République" et vota contre le transfert de l'Assemblée à Bordeaux. Il était le représentant parfait de ceux qu'on appelait les "chevau-léger". Il s'opposa à la fusion avec les orléanistes, contribua en mai 1873 au renversement de Thiers, vota contre de Broglie en 1874 et contre l'amendement Wallon en janvier 1875. Élu sénateur de Haute-Garonne le 30 janvier 1876, il protesta contre la loi qui retirait aux facultés libres l'octroi des diplômes, s'opposa au recensement des congrégations et vota le 16 mai 1877 la dissolution de la Chambre.

3Fernand de La Ferté-Meung, (1805-1884), légitimiste, il avait été l'un des partisans de la fusion avec les orléanistes.

4Carayon-Latour, Philippe Marie Joseph (1824-1886), homme politique. Légitimiste intransigeant, il est député de la Gironde à l'Assemblée nationale de 1871 ; il sera réélu jusqu'en 1878 date à laquelle il est nommé membre du sénat.


Notice bibliographique


Pour citer ce document

, «8 janvier 1872», correspondance-falloux [En ligne], 1872, CORRESPONDANCES, BIOGRAPHIE & CORRESPONDANCES, Troisième République,mis à jour le : 17/10/2022